Peut-on établir une liste de ses amis ?... Il a
été répondu à cette interrogation :
Jules Almansor -
Arletty - M. Aymé - A. Barancy - M. Bell - A. Boudard -
T. Briant - R. Cailleux - C. Camus - P. Chambrillon - R. Chamfleury
- E. Dabit - Daragnès - D'Arribehaude - J. Deval -
Dubuffet - P. Duverger - Fernandez - Gen Paul - A.
Gentil - G. Geoffroy - Jacquot -
S. Le Bannier - R. Le Vigan - Pasteur Lochën - H. Mahé - A. Milon - P.
Monnier - R. Nimier - Knud Otterstrom - A. Paraz - A. Parinaud - S.
Perrault - R. Poulet - A. Pulicani - M. Simon -
Tailhefer - P. Vandromme - Zuloaga...
Jules ALMANSOR.
Il
est la père de Lucette Destouches. Il se prénommait
également Joseph, mais à l'état-civil, c'est Jules.
D'origine normande et fils d'un charpentier de marine,
maréchal des logis en 1914, il deviendra comptable et
travaillera dans le quartier du Sentier pour des
négociants en tissus.
Divorcé de la mère de Lucette en 1933, il se remariera en 1943 avec
Fanny, Louise de Azpeitia, modeste femme de ménage,
surnommée " la mite " par Céline, et que pour des motifs
inconnus il ne voulait pas rencontrer.
Jules Almansor, après le retour d'exil, se rendra tous les samedis
après-midi à Meudon. Le 22 mai 2003, à l'Hôtel des
ventes de Neuilly ont été vendues cinquante-trois
lettres de Céline à Jules Almansor, présentées par
l'expert Mario Mordente. Elles démontrent que le père de
Lucette a participé très activement au fonctionnement de
la filière par laquelle transitaient les fonds destinés
à Céline et transférés au Danemark. Elles révèlent
surtout la véritable nature des relations entre Céline
et son beau-père, empreintes d'une grande confiance et
d'une respectueuse déférence. On comprend mieux pourquoi
Jules Almansor fut le premier destinataire d'une lettre,
après le départ de Paris, postée à Sigmaringen le 1er
février 1945.
Ainsi, le 27 [avril ?] 1950 :
" Vous allez recevoir la visite de Knud Otterström. Veuillez tenir 150
000 francs de mon compte à sa disposition. "
Le 25 [été, juin 1950 ?] :
" Visite Monnier. De l'argent doit venir de Monnier. L'hospitalité que
je reçois, soyez tranquille, n'est pas gratuite. J'avais
des fonds au Danemark dès 1937. Ils sont en bonnes mains
- soyez sûrs ! changés à des taux officiels, pépères !
Je ne vous en dis pas plus [...] J'ai apporté ici de
très bonnes espèces - on me les rend en prison et
masures pourries - et encore il faut que nous gloussions
de reconnaissance ! [...] La Dupland, l'Osttertröm, ni
Monnier ne savent rien et ne doivent rien savoir de ces
finesses... Ils soupçonnent et c'est déjà beaucoup trop
! "
Le 31 août 1950 :
"
Vous allez recevoir la visite de Knud Otterström, vieil
ami, délicat, très honnête, très scrupuleux... "
Jules
Almansor adressera directement des mandats postaux à sa
fille, notamment le 10 mars 1951, d'un montant de 100
000 francs, par l'intermédiaire du pasteur Löchen et, le
3 juillet de la même année, encore 100 000 francs. C'est
à lui que Céline fera remettre le chèque de 5 millions
des Editions Gallimard en 1951. Sans doute fallait-il
être un ancien de 14 pour avoir droit à cette confiance.
(E. Mazet et P. Pécastaing, Images d'exil, Du Lérot, 2004).
ARLETTY.
Q
: Vous avez eu le privilège de rencontrer beaucoup
d'écrivains prestigieux. Parmi eux, il y a Céline dont
vous étiez très proche en raison de vos origines
semblables.
R : Ah non, ses origines étaient bourgeoises. Il ne faut
pas l'oublier. On raconte des blagues aujourd'hui.
Q
: Je voulais dire origines géographiques.
R
: Ah oui ! C'est vrai, on est tous deux nés à
Courbevoie. Mais j'y ai vécu plus longtemps que lui.
Plus tard lorsqu'il habitait Paris, il y retournait
souvent.
Q
: Quel genre d'homme était-il ? On l'a dit bourru, pas
facile à vivre.
R
: Oh pas du tout ! Il était pas bourru du tout. Moi, je
ne souhaitais pas spécialement le rencontrer. Je n'ai
d'ailleurs jamais tellement chercher à rencontrer les
écrivains. Je jouais avec Le Vigan lorsqu'a paru Voyage
au bout de la nuit. J'en parlais tout le temps car je
dois dire qu'un des grands chocs de ma vie ça été le
Voyage ! Quand on pense qu'il avait comme supporters
Léon Daudet et Trotsky, les deux types les plus opposés
qui soient ! Une gageure ! Je me suis trouvée trois ou
quatre fois à côté de Trotsky dans un restaurant à
Barbizon. Il était alors en résidence surveillée. Je
demandais qu'on me mette près de lui pour pouvoir
l'observer. Mon bagout l'amusait beaucoup. Il parlait
aussi l'argot d'ailleurs. Céline, je l'ai seulement
rencontré en 1941, chez des amis. Nous sommes tombés
dans les bras l'un de l'autre et nous avons parlé de
Courbevoie. Il était très beau et bien balancé. Il avait
d'ailleurs été dans le 12e Cuirassiers, un régiment très
sélect. Il avait une très belle écriture aussi, très
distinguée. J'ai jamais entendu Céline parler argot,
moi.
On oublie un peu qu'il était médecin, malgré tout. Vous
voyez le médecin qui dirait : " Je te tape sur les
fesses... connasse ... etc... " ! D'ailleurs, il avait
pas la tête à parler comme ça ! Grâce à Paul Chambrillon,
un ami journaliste, j'ai enregistré deux disques avec
Céline, après le guerre. Je disais des passages de
Mort à crédit. Ce fut une très grande joie pour moi.
Je l'ai vu quelques jours avant sa mort, en 1961.
C'était en été. Il faisait une chaleur torride. Il était
très triste ; il m'a montré une photo de lui avec un
chien, un berger allemand, qu'il avait recueilli et dont
il avait dû se défaire parce que ses autres animaux ne
l'acceptaient pas. Il était bouleversé. Ce jour-là, j'ai
vu un autre Céline, dont je garderai toujours le
souvenir. (Propos recueillis par Marc Laudelout, BC
n° 121).
*********
PARIS,
1941. Une amie m'invite à prendre le café et me réserve
une surprise. Dans un coin du salon, debout, un très bel
homme aux yeux gris. Présentations : - Céline. / -
Arletty. / Ensemble : - Courbevoie. Longue embrassade.
Début d'une amitié que rien n'a pu troubler.
Je croyais l'avoir toujours connu, tellement j'avais
ressenti et compris ce qu'il nous a apporté avec le
Voyage au bout de la nuit. La critique de Léon
Daudet m'avait donné envie de le lire. Avec ce roman, il
s'affirme le poète du siècle, qu'on le veuille ou non.
Pour moi, l'écrivain choc du XXe siècle, c'est Céline.
Il y a lui, et les autres. Mais j'admets très bien qu'on
dise : il y a Proust et les autres. " Est-ce un malheur
si grand que de cesser de vivre ? " Racine interroge.
Céline affirme : - Dans l'histoire des temps, la vie
n'est qu'une ivresse, la vérité c'est la mort. Frappée
par son type celte, les yeux d'un gris rare, la voix
hésitante. Je le revois quai Conti en avril 44. Puis il
part. " Voyeuse ", je choisis de rester.
Il tenait beaucoup à son titre de médecin. Il
prophétisait par diagnostic. Le Voyage, c'est un
diagnostic, mais aussi une géniale prophétie. Il aimait
les êtres faibles, enfants, vieillards, bêtes : il lui
est arrivé de traverser Paris, la nuit tombée, portant,
sous sa cape de pèlerin, quelques douceurs et des
médicaments aux survivants du dispensaire de Clichy.
Prudent, Céline n'apprend à son perroquet que : " J'ai
du bon tabac... " J'ai bien connu " Le Greffier " Bébert
le Vigan, le chat le plus célèbre du monde. Mimétisme ?
Il finissait par ressembler à son père nourricier.
Céline doit à sa qualité de médecin dans les
dispensaires son don d'observation, ce " pris aux
sources " de l'éternelle misère humaine. Très vite las
d'une présence, il fallait savoir s'en aller, il
n'appelait pas la familiarité. Un " démonteur d'âmes " ;
on ne pouvait pas ruser avec lui. Céline vivait " gauche
". Il n'avait pas de besoins. Sur sa table de travail,
du thé, des gâteaux secs, du miel. Il aimait la grâce,
la danse. Pour moi, il a tout dit dans son disque.
Qui peut parler de Céline ? Les femmes avec qui il a
vécu ? On ne les connaît pas, ou elles se dérobent.
Lucette sa femme ? Céline homme privilégié avait su
choisir sa compagne. Les hommes : Marcel Aymé, Gen Paul,
Roger Nimier, Pulicani, Pierre Monnier. Pour Le Vigan,
c'est autre chose. Il est au premier plan, de
Normance à l'ultime
Rigodon. Aucun acteur n'a
tenu une place aussi importante dans une oeuvre.
Qu'est-ce qu'on attend pour demander à Le Vigan de nous
parler de Céline ? Il est le seul à pouvoir le faire
aujourd'hui.
Dans L'Herne : la lettre la plus émouvante, celle
de Marcel Jouhandeau. Léon Daudet et Trotsky, ces hommes
diamétralement opposés, se rejoignent sur le génie de
Céline. Trotsky : " La force de Céline réside dans le
fait qu'avec une tension
extrême, il rejette tous les canons, transgresse toutes
les conventions et, non content de déshabiller la vie,
il lui arrache la peau... " Daudet : " Cela, c'est le
don effréné qui ne s'enseigne nulle part, qui n'obéit à
aucun zèle, qui révolte toutes les notions modérées,
contenues, tièdes, académiques... "
Albert Paraz était un " fan " de Céline, mais l'un
vivait à Meudon et l'autre à Vence. Ca nous a valu le
Gala des vaches. Des souvenirs sur Eugène Dabit avec
qui il était en URSS. Litvinof avait dit à Viple que le
livre chevet de Staline était le Voyage au bout de la
nuit. J'ai ça de commun avec " Le Saint " : "
Anagramme facile !..." Tout le reste : fantaisie.
Céline parlait rarement argot, il savait pourtant que
j'aurais compris, étant bilingue : un peu de français,
beaucoup d'argot. A son retour du Danemark, il se
couvrait, il ne s'habillait plus. Il estimait et
admirait Marcel Aymé. Un après-midi, Céline le regardant
partir, me dit : - Celui-là, il n'est pas con !
A sa mort, on a mis son corps dans un caveau provisoire.
A l'inhumation définitive, un chat roux s'installe près
du cercueil pendant la cérémonie ; un jeune enfant
arrose des fleurs près d'une tombe voisine ; un houx
poussait à côté. Ce qu'il eût souhaité. L'enfant,
l'animal, l'arbuste. Je jette sur sa tombe un peu de
terre de Courbevoie.
(La Défense, Ed. La Table ronde,
1971, BC n° 121).
Marcel AYME.
"
L'époque présente n'est guère favorable à la
compréhension de Céline. L'hypocrisie, le mensonge
accepté, la raison d'Etat, la servilité, l'atonie des
esprits, l'indifférence au scandale, toutes choses qui
ne datent pas d'avant-hier, ont depuis longtemps une
répercussion sur la vie littéraire et la littérature.
Dans ce domaine, le goût s'est affaibli, habitué à des
nourritures de plus en plus fades, les œuvres se sont
amenuisées en petits exercices littéraires, en vagueurs
philosophantes pour tendre à une coquette insignifiante
dans laquelle il est reconnu qu'un écrivain peut faire
carrière et accéder aux honneurs.
La voix d'un Céline éclatant au milieu de ces
chuintements artistiques apparaît d'une inconvenance
proprement révoltante. C'est qu'il ne faut pas réveiller
les lecteurs de tant d'excellents écrivains, célébrés,
choyés dans les salons et dans les colonnes des bons
journaux. On n'a pas idée de clamer la vérité avec aussi
peu de précautions et dans une langue vivante,
colorée,
poétique, signifiante, qui à elle seule constitue un
scandale. Heureusement, les lecteurs, pour la plupart,
formés à la lecture de leurs journaux arrosés et d'une
prose d'écrivains esthètes, ont des estomacs rétrécis
qui refusent les nourritures robustes.
Et puis, Dieu merci, Céline est mort. Quelle délivrance
pour notre petit monde écrivant. Et quel soulagement
pour les critiques ! Sans parler du silence que durant
plusieurs années ils avaient fait peser, par ordre, sur
ses œuvres et sur son nom, un silence devenu gênant
après coup, il n'était guère agréable d'avoir à parler
de lui. Faire l'éloge d'un de ses livres, même discret,
n'était-ce pas donner à croire qu'on n'était pas
suffisamment à gauche ? D'autre part, on n'avait pas non
plus l'assurance que dans quelque cinq ou dix ans, cet
homme-là justement n'allait pas être réclamé par la
gauche comme un de ses plus grands écrivains. Même à
présent qu'il est mort, la question ne va-t-elle pas se
poser ? En tout cas, on a le temps de voir venir, de
prendre le vent.
Nicole Debrie-Panel a écrit sur l'œuvre de Céline une
étude solide, intelligente qui, sans s'arrêter à chaque
pas au détour de la pensée de l'écrivain, met très bien
en lumière ce qu'elle a d'essentiel et qu'il n'est pas
si aisé de découvrir dans un lyrisme étourdissant où
elle se dissimule sous la magie des mots. Ce dont je
suis le plus reconnaissant à l'auteur, c'est d'avoir su
montrer qu'il était avant tout un idéaliste, un homme
qui n'était appliqué à décrire la misère physique,
matérielle, morale, spirituelle de ses semblables que
pour en donner l'horreur à ses contemporains. Et il est
bien vrai que Céline avait la haine du mal sous toutes
ses formes, sous tous ses déguisements et ses oripeaux.
Il était devenu écrivain comme il était devenu médecin,
par une seule et même vocation. En tant que médecin,
alors qu'au départ de sa carrière, il était très bien
placé pour monter un cabinet qui l'eût enrichi, il
s'était refusé à faire de l'argent avec la maladie des
autres et se trouvait satisfait de n'être qu'un obscur
médecin, chichement payé, dans un dispensaire de
banlieue. Dans la littérature comme dans la médecine,
son ambition était d'abord de servir.
Je l'ai connu il y a vingt-cinq ans, avant la guerre
alors qu'il était partout célébré, admiré - mais
rarement compris - et après son retour du Danemark,
pendant les neuf années de souffrances qui
l'acheminaient vers la mort. Avant comme après la
tourmente, sa conversation faisait apparaître
l'idéaliste dont les sarcasmes dénonçaient les
cent mile misères d'une humanité cruelle, vaniteuse,
boulimique, acharnée à sa propre perte. " Avant ", ses
réquisitoires contre les folies meurtrières et
suicidaires de l'homme, contre les injustices et les
traquenards de la société, avaient la force joyeuse d'un
lutteur, fusant avec une inépuisable invention verbale
qui émerveillait ses auditeurs. A quarante cinq ans, il
était encore l'athlète, le solide cuirassier de 1914, et
ses apostrophes recelaient un optimisme profond,
l'espoir d'une libération de l'homme dans le
désintéressement et l'amour du beau. Le clinicien qui
repérait l'étendue de la maladie et en inventoriait tous
les aspects, n'avait pas condamné le malade.
Après 1952, dans sa retraite de Meudon, Céline était
devenu un autre homme. Loin de s'être affaibli, son sens
critique paraissait plus aigu, plus douloureux aussi
qu'il ne l'avait jamais été, mais dans sa parole, qui
restait singulièrement agile, ses amis ne retrouvaient
pas l'incroyable foisonnement verbal, les joyeuses et
robustes explosions d'autrefois. Attentif aux modernes
processus de décervelage et de déshumanisation, il
considérait avec dégoût, parfois avec un sursaut de
colère, l'assoupissement de ses contemporains, leur
étrange indifférence à tant d'évènements qui les
concernaient directement. Ne croyant ni à Dieu ni dans
les idoles de la politique, il se sentait dépourvu,
pensant peut-être à la vanité des vocations, et semblait
porter le deuil d'un paradis perdu ou plutôt à venir,
dans lequel il avait perdu la foi. "
(Ecrits sur la
politique 1933-1967, Ed. les Belles lettres, Archimbaud
2003).
BOUDARD
- PARAZ.
"
Il (Paraz) est donc à la base de ma vocation
littéraire... (...) Après je l'ai rencontré à Vence et
quand tu parlais [A. Boudard s'adresse à J. Aboucaya ]
tout à l'heure de sa visite à Céline, je l'ai accompagné
à Meudon. J'étais revenu dans une période où ça brillait
un peu pour moi, j'avais une 403, il était en train de
se traîner avec la mère Bimont [amie de Paraz] et il
voulait aller voir Céline. On a prit ma voiture et j'ai
fait le chauffeur, sans casquette, mais enfin j'étais le
chauffeur. J'ai assisté à une rencontre Céline-Paraz
assez rigolote. Il y avait le tableau qu'on a vu partout
de Céline à sa table et des manuscrits avec des pinces à
linge, il y avait le perroquet et puis les gros chiens
dans la cour.
Et Céline, on avait l'impression qu'on lui donnait un
prétexte et ça démarrait, c'était lancé et c'était le
torrent verbal. Là, je ne sais plus à propos de quoi, il
parlait de la guerre de 39 et c'était le refrain
célinien : " Ils ont tous foutu le camp la merde au cul,
en 14, c'était pas pareil... " Un discours d'ancien
combattant de 14. " Ils ont tous foutu le camp, ils ont
tous fait dans leur froc... " Il y a un silence, et
Paraz dit : " Ils avaient peut-être lu le Voyage...
" Il n'a rien dit, le Céline, il est reparti dans sa
direction.
Et
une autre fois, j'étais descendu voir Paraz à Vence, peu
avant sa mort et avant que moi je sois retiré de la
circulation. Il y avait une grève des PTT et il m'avait
donné un paquet à donner à Céline. " Tu remontes sur
Paris, tu lui porteras ce paquet. " Je suis donc allé
voir Céline. C'était l'été, il avait des houppelandes,
les chiens autour de lui, et il me dit " j'ai pas le
temps, hein, on a pas le temps... Donnez-moi le sac et
puis c'est fini. - Oui, tout à fait ". Et puis il me dit
: " Asseyez-vous là ". Et il commence à me parler et à
me poser des questions sur Paraz. Or chez Paraz j'avais
assisté et participé à un incident, et là c'est
intéressant parce qu'on voit la création célinienne.
L'incident était le suivant : Paraz avait un voisin qui
faisait brûler, en dessous de sa chambre, des herbes et
des feuilles pour nettoyer son jardin.
Ça donnait une fumée du
diable et Paraz était vraiment... Il est mort d'un
cancer, tu as oublié de le dire, il avait une laryngite
tuberculeuse et les deux poumons esquintés. Je n'ai
jamais vu un être aussi gai. Il était toujours souriant
et blagueur, avec ça !
Là,
quand même, il étouffait, alors, par la fenêtre, j'ai
dit au gars : " Ecoutez, M. Paraz est malade, il
faudrait arrêter ça ". Il me répond " Ah, il faut que je
les brûle, etc. ". Il m'emmerdait quand même. Alors je
vais prendre un seau, je le remplis de flotte et top !
comme dans Laurel et Hardy je lui fous le seau sur la
gueule. Alors, une histoire ! Il voulait appeler les
gendarmes. Je raconte ça à Céline, je lui dis : " Voilà
les dernières nouvelles ". C'est tout ce que je pouvais
lui dire. Il me dit : " Alors, vous avez été chercher un
pot de merde pour le lui jeter... "
- Comment, ce n'était pas de la merde, c'était de l'eau ! - Pot de
merde... " Il se marrait, il était content. Ma flotte
s'était transformée en merde, c'était devenu célinien.
Là, j'ai appris quelque chose sur Céline, c'est formidable, on voit la
transformation qui se fait au cours d'un récit.
Effectivement, il avait raison, c'est plus drôle - si on
n'était pas en dessous... "
(L'Année Céline 2000, du
Lérot Ed.)
Théophile BRIANT.
"
- 18 juillet 1943 - Céline nous lit quelques pages de
son roman sur l'Angleterre. Toujours le cinéma parlant,
des essaims d'images curieuses, fabriquées avec le
vocabulaire de tous les jours. Une grande partie de son
œuvre est écrite en octosyllabes blancs. Grande
puissance elliptique et verdeur, semble-t-il, édulcorée.
- Septembre 1943 - Céline est un désespéré. Il m'a dit
l'autre jour : " La vie ça ne m'intéresse pas ". Et
comme nous parlions de la tristesse de tout, de notre
drame à tous, de l'ictus qui nous attend au coin de
notre cerveau et qui nous étendra un jour, il m'a dit en
me regardant avec ses yeux trop clairs, tout chargés de
larmes inversées : " La vie, Toto, c'est déchirant.
(...) La campagne, dit Céline, est toujours un circuit
fermé. Une vue sur la mer c'est l'aération de l'âme,
l'amorce impalpable de la vie infinie. "
- 2 mars 1943 - Revu Céline au Franklin, toujours chargé
de poudre, vitupérant, annonçant à tous les échos que "
le rouge est mis ".
- 2 juin 1954 - Escale chez Céline à Meudon. Bohême
absolue encadrée d'énormes chiens de police. Il a un
contrat régulier pour Gaston Gallimard. Lucette certifie
à P.L. que Louis a des crises. Ils sont désespérés et ne
pensent qu'à mourir.
- 27 janvier 1956 - A Meudon je vois Céline, l'œil
cave, ficelé comme un clochard, mais toujours lucide : "
Je me désincarne, me dit-il, je serai bientôt à point
pour me présenter dans l'uniforme de la mort - au
garde-à-vous. " Il me dit que depuis ce " choc pénal "
qui l'a retranché de la communauté humaine (son
écœurement de la vie et son manque de frayeur devant
l'échéance de la mort), la mort lui semble même la seule
chose souhaitable. (...) Je lui parle de mon accident
sur la route et de la mort frôlée. Il me répond que
celui qui prend la route court au devant de la mort. Et
il ajoute cette parole étonnante digne d'un grand poète
: " Sur la route, la mort fait les cent pas. " (Eric
Mazet, Extraits du Journal de Théophile BRIANT, BC n°
173).
- Dans une lettre datée du 7 février 1950, BRIANT
écrivait à Céline : "Je viens de lire Casse-pipe,
d'un trait comme ça, à la régalade. Quel musicien tu es
! Surtout et d'abord musicien ! C'est une symphonie
vocale - je dis bien vocale - sur l'âge des
casernes (...) La fin surtout est étonnante. Et tous ces
bourins à crinières qui caracolent dans la nuit.
Fabuleux ! Je connais ça moi. Je suis ex-artilleur
monté. Et j'ai été saisi jusqu'aux moelles par la
trompette de cette aube merdeuse. Tuba matutina. Bravo !
Tu enfonces et de loin le vieux Courteline. "
BRIANT
louera enfin dans le n° 120 d'avril 1956 du Goéland,
Voyage au bout de la nuit, lu par Michel Simon,
qu'il préfère définitivement à Mort à crédit,
même lu par Arletty : " Le texte, sous la voix de bronze
un peu gouailleuse de Michel Simon est encore plus
percutant qu'à la lecture et nous révèle, cette fois par
l'oreille, quel maître prodigieux fut Céline dans la
vision directe, et dans cette refonte de la syntaxe qui
donne à chacune de ces phrases l'éclat de la vérité
brute. "
(Eric Mazet, Louis-Ferdinand Céline et
Théophile Briant, BC n° 173).
Dr Clément CAMUS.
...
J'ai connu Céline alors qu'il n'était que l'obscur
Docteur Destouches. Je pourrais conter où, comment je
l'ai connu, sous quel aspect il m'est alors apparu. Cela
ne manquerait pas d'intérêt mais m'entraînerait trop
loin. Je dirai seulement que notre amitié alors
ébauchée, se maintint, se poursuivit, mais sans grandes
manifestations lorsqu'il devint l'écrivain Céline au
temps de ses grands succès.
Mais, après la gloire, un jour il rencontra le malheur.
Et c'est au temps de sa grande infortune que notre
amitié s'affermit, s'affirma. Elle se manifesta, durant
son long exil au Danemark, par une correspondance à
rythme de grande fréquence. J'avais une lettre au moins
par semaine, souvent deux, parfois trois. Il n'était
guère épistolier de nature, ni d'habitude. Mais le
malheur l'avait rendu plus sensible, l'exil, l'exil
toujours impie, le poussait à se rattacher à quelque ami
demeuré sur le sol de France et qui lui en portait le
souffle. N'écrivant plus de livres il écrivait des
lettres.
Presque toutes sont admirables. Beaucoup , au début
surtout, étaient gémissantes très " geôle de Reading "
car il avait connu la prison la plus dure, le carcere
duro. Il en portait encore les traces physiques et
le grand ébranlement moral. D'autres lettres étaient
imprécatoires, vengeresses, emportées, martyres
éloquentes, lyriques. Non appliqué à son travail
d'écrivain, il se laissait aller à ce mouvement de
grande éloquence qui lui était propre. Et c'était
toujours du Céline. Sans souci de littérature c'est
souvent, par trouvaille d'images et par rythme, de la
vraie perfection littéraire. Je ne l'ai su que plus tard
en les relisant. Ce n'était alors pour moi, pour lui
aussi, qu'échange et preuve d'affection.
Nous avions en commun sinon les mêmes idées, du moins
certaine forme de pensée venue des mêmes disciplines
d'études mais tout juste paramédicales et non proprement
médicales. Il voulait oublier la médecine. Moi aussi.
Nos tendances, sinon nos goûts, étaient sensiblement les
mêmes. Et, sans être pour autant d'accord, nous suivions
les mêmes pentes, vers les mêmes recherches, et un même
mode de pensée. Et cela faisait un accord quand même. Il
aimait, du moins dans le tête-à-tête, lui, ce
péremptoire, cet énergumène, il aimait la discussion
serrée dans la conversation calme. Il était très
cultivé. Il
avait énormément lu, avait beaucoup retenu et savait
beaucoup de choses, presque sur tout. S'il disait vaine
la médecine, il était demeuré biologiste. Il
s'intéressait passionnément à la vie, à tout ce qui est
vie, cosmologiquement peut-on dire, aux problèmes de la
vie universelle, à ce que la science, la physique
moderne apportent de connaissance à l'étude de ces
problèmes. Il ne versait dans aucune métaphysique,
demeurait résolument physicien. Mais de la vie des
Univers, il descendait sur la Terre pour s'intéresser,
plus passionnément encore, à la vie des hommes, à leur
grande aventure terrestre, à la condition humaine.
Il était passionné d'histoire, la savait bien, depuis
les origines, depuis l'homme de Cro-Magnon jusqu'à celui
de son époque dont il se fit, à son tour, l'historien.
Il connaissait particulièrement l'histoire de France. Il
l'avait profondément étudiée. Sa mémoire implacable la
restituait. On pouvait l'interroger, il était imbattable
même sur les temps du sombre Moyen Age qu'il disait
exécrer. Il m'enseignait. J'avais plaisir à l'écouter.
Mais ce bavard, cette " grande gueule " me poussait
aussi à parler, semblait aimer à m'écouter. Et nos longs
entretiens, quand j'allais le voir rue Lepic, rue
Girardon, prenaient un ton singulier, inusité,
incroyable pour qui ne veut connaître de Céline que ses
apparences.
Quand, dans les dernières années de sa vie, ayant pris
les apparences d'un vrai vieillard, il m'accueillait
toujours familièrement de son " Bonjour, fils ! ", j'en
étais toujours très ému. Mais j'ai surtout le souvenir
de ma dernière visite à Meudon, peu de temps avant sa
mort. Il tint, comme toujours à me raccompagner au seuil
de son jardin, parmi ses grands chiens impressionnants
qui effrayaient les importuns, écartaient les voleurs,
ne rassuraient guère les visiteurs même amis. Il était
vêtu de sa vieille houppelande rapiécée qui lui donnait
un aspect de clochard, mais il était illuminé par la
splendeur du beau regard tendre, un peu triste, de ses
yeux d'un bleu si tendre, et de sa voix, tendre aussi,
en son accolade habituelle, plus tendre encore, il me
dit cet : " Au revoir, fils ! " qui devait être le
dernier.
Je n'avais nul pressentiment, mais je fus bouleversé. Je
le suis encore à l'évocation de ce souvenir. Mais si
j'ai, comme malgré moi, redit à plaisir, en y insistant
ce mot délicat : tendre, c'est que je garde de cet
instant le souvenir et l'émoi d'une grande tendresse,
visible, illuminante.
(Cahiers de L'Herne, 1963, BC
n°242, mai 2003).
Jean-Gabriel DARAGNES. Si le nom de Daragnès est connu des bibliophiles pour son œuvre de peintre, de graveur et d'imprimeur, les études qui lui sont consacrées sont rares. Né à Bordeaux en 1886, mais se voulant natif de Guétéry au Pays Basque, fils d'un charpentier de marine, il se consacra d'abord à la peinture, puis à partir de 1912 à la gravure sur bois. A Paris, il rejoint le Salon de l'Araignée, créé par Gus Bofa, qui réunit des peintres comme Segonzac, Dignimont ou Pascin. Ses premières illustrations de Verlaine en 1917 et de Musset en 1920, comme sa couverture pour Marguerite de la nuit de Mac Orlan (1925) attirent toujours les collectionneurs. Les philatélistes recherchent sa " Colombe de la paix " de 1934 et son " Exposition universelle " de 1937. A Montmartre, avenue Junot, tout près de l'atelier de Gen Paul, sur l'emplacement d'une ruine connue alors sous le nom de " Manoir du Philosophe ", il fait construire en 1924 une villa de style art déco et un atelier, grâce à la vente d'une partie de sa bibliothèque. Dans un brouillon de Féerie pour une autre fois, Céline évoque" le palais à Lambrecaze, genre palais florentin en rose, à fronton, trois étages ". Des maquettes de frégates ornent le salon en souvenir de ses voyages sur son bateau amarré à Sanary, où sa femme, Jeanne Trosselier, dite Janine, possède une maison. En 1929, il souscrit à un exemplaire de l'Ulysse de Joyce. Colette, Valéry, Marcel Aymé, Léon-Paul Fargue, Chas-Laborde, Pascin sont les plus connus de ses familiers. Dans son Hommage à Daragnès, Mac-Orlan le présente comme un homme " juste, scrupuleux et affectueux " et révèle que ce migraineux, " sobre comme un Basque ", ne buvait ni ne fumait. Professeur à l'Ecole des Arts décoratifs en 1939-1940, il fut un pédagogue novateur. L'amitié du graveur et de Céline n'a pas été immédiate. Le pacifisme les rapproche, mais l'antisémitisme les éloigne. Pendant l'Occupation, Daragnès se méfie de la " bande à Gen Paul ", mais Céline soigne sa mère " jusqu'à la dernière minute ", c'est-à-dire jusqu'au 30 mars 1941. Daragnès n'oubliera pas son dévouement. Mais, en
prison, Céline doute encore de ses intentions : " Daragnès couvre Gen Paul et ses bavardages ". Oubliant le temps où il " promettait [l'écrivain] à la pendaison ", à partir de 1946, Galtier-Boissière note dans son journal : " Daragnès m'apprend que Céline est très malade au Danemark ; il estime qu'on laisse crever en prison ce pestiféré en ne lui fournissant pas les médicaments qui lui sont indispensables ". Daragnès met Céline en relation avec Paul Marteau et avec Jean Dubuffet. Il accueille Mikkelsen à Montmartre et se rend lui-même à Korsor en 1948. Il est à l'origine de la publication de Foudres et flèches et de A l'agité du bocal, et songe à illustrer Scandale aux Abysses qu'il veut imprimer lui-même. Il collecte des témoignages à décharge, et se présente au procès devant la Cour de Justice, comme témoin. On ne l'entendra pas, en l'absence de l'accusé. En janvier 1950, il sollicite un rendez-vous de François Mauriac pour lui exposer le cas Céline : " Les derniers soubresauts d'une Cour de justice qui se heurte à un dossier vide ne peuvent laisser indifférent un homme comme vous ". Mais le 26, Mauriac lui répond : " Le cas de Céline n'est pas celui d'un homme auquel on reproche une attitude politique ; j'estime que son antisémitisme à l'époque où il ne l'a pas renié, c'est-à-dire à l'époque des fours crématoires, est une complicité de crime - et de quel crime ! La lettre de lui qu'a publiée ce matin Combat est ignoble (1) ". La réponse de Daragnès fut cinglante : " Je m'en voudrais de ne pas relever des erreurs dues à une faute de perspective [...] A cette époque, les " fours " n'existaient pas (ce ne fut que plusieurs années plus tard qu'ils nous furent révélés). Il faudrait aussi blâmer les écrivains qui, du temps des fours, envoyaient leurs livres aimablement dédicacés à l'Allemand Heller... (2) " Le 25 juillet 1950, quand Daragnès meurt à la suite d'une banale opération, Céline perd un véritable ami, et aussi un soutien financier actif, par son rôle de passeur de fonds vers le Danemark, en concours avec Pierre Monnier et François Löchen. A sa mort, c'est à sa veuve, Janine Daragnès, qu'il reviendra de solder les comptes. En ami 1951, sur le point de rentrer en France, Céline écrira à Janine : " C'est en grande part, très grande part, grâce à lui que ce miracle s'est accompli, hélas, lui passé... Cher Daragnès, quel souci, quelle infiniment délicate et sensible œuvre il avait accomplie autour de mon misérable cas " (3). Dans les brouillons de Féerie, Céline évoque assez peu Daragnès, mais c'est avec admiration : " voilà de l'artiste pignon sur rue... le premier graveur de France... " (4) Dans Normance, hommage lui est davantage rendu : " Lambrecaze, la délicatesse en personne, le charmant ami, généreux, sensible " (5). Dans l'apocalypse de Ferdinand, un ivrogne, un Judas, un " gologolo " partageait Montmartre avec un saint protecteur. Le " diable boiteux " avait pour nom Gen Paul, et le " Pape de la Butte " s'appelait Daragnès. (Images d'Exil, L-F. Céline 1945-1951, (Copenhague-Korsor), Eric Mazet et Pierre Pécastaing, Préface Claude Duneton, Du Lérot, 2004). (1) : Le 26 janvier 1950, Combat publiait la lettre de Céline au capitaine Sézille datant de 1941. (2) : Allusion à l'envoi de Mauriac au lieutenant Heller sur un exemplaire de La Pharisienne pour le remercier d'en avoir permis la publication chez Grasset en 1941. (3) : Tout Céline 4, p. 109. (4) : Féerie, version B, Romans 4, p. 712. (5) : Ibid, p. 334-335.
Pendant
plusieurs saisons je fis de la voile dans la Manche,
près de Dieppe, qu'il connaissait bien. Après chaque
week-end en
mer, je devais tout lui dire : l'heure du jusant, le
cap, l'amure, la force du vent, les grains. Les
lendemains de mes navigations, par la pensée, il partait
avec moi sur le petit voilier... je crois même qu'il
partait avant moi... un nostalgique de la marine à
voile.
En
1957-58, je parcourus en 2 CV l'Afrique australe pendant
6 mois, curieux que j'étais des problèmes africains. A
chaque poste restante j'avais une lettre de Céline
m'expliquant ce que j'avais vu et ce que j'allais voir
maintenant, de prendre garde à l'eau, aux moustiques,
aux noirs, aux blancs, à tout.
L'on
a souvent dit de Céline qu'il était un visionnaire :
c'est le plus mauvais adjectif que l'on puisse accoler à
son nom... le visionnaire a des communications
surnaturelles, c'est la bergère simple d'esprit, ou un
pape avant son trépas. Lui, avec sa tête qui dépassait,
il était épouvantablement lucide, il avait diagnostiqué
son époque malade, et pour sa guérison, avait conseillé
des remèdes à des sourds volontaires. Les conséquences
venaient d'elles -même... il le savait et les
attendait... simple bon sens. Socialement il n'était pas
assuré... il a payé comptant la maladie des autres. La
guerre de 1914, ce massacre forcené et imbécile entre
gens de qualité l'avait marqué à jamais. Avec un égoïsme
normal et standard, il aurait vécu heureux dans
l'opulence et la réussite respectée. A tirer sans cesse
la sonnette d'alarme, il a fait un bruit ennuyeux qui
venait troubler les digestions.
Il
ne faut jamais s'occuper de ses compatriotes surtout
pour leur bien. Ce conseil, souvent donné, j'aurais
mieux fait de le suivre, mais c'est agaçant ces gens qui
ont toujours raison.
(Témoignage donné au Magazine
littéraire, mars 1967, BC n°25, sept. 1984).
GEN PAUL.
La rencontre du peintre et de l'écrivain
peut se situer en avril 1934, puisque le 25 mai, Céline
propose à son éditeur américain de lui envoyer son
portrait gravé par " Gene Paul ". Où et quand se fit la
rencontre ? Gen Paul dira : " Le docteur Destouches
venait masser mes modèles, je fréquentais des
ballerines. "
Les jeunes danseuses du Studio Wacker, 67 rue de Douai, auront donc été
les ambassadrices de leur amitié. Les deux hommes
étaient faits pour s'entendre, même si leurs origines
étaient différentes. Céline venait du Passage Choiseul,
avait reçu une éducation plus choyée, réussi à devenir
médecin, mais comme Gen Paul il n'était pas allé au
lycée, avait vécu de petits métiers, était épris du
parler parisien. Tous deux avaient connu la guerre, son
horreur, ses mensonges, et dans leur chair autant que
dans leur âme, en étaient revenus meurtris pour
toujours. Très vite une complicité s'instaura sur le
mode de la commedia dell'arte, car si Céline avait le
sens du théâtre, Gen Paul avait le sens du spectacle :
il aimait jouer et mentir, se déguiser, regrettant de
n'avoir été que figurant dans L'Atalante de Jean Vigo,
tourné durant l'hiver 1933.
Gen Paul attendait de la vie sa part d'inattendu tandis que Céline
commençait à la craindre. Tous deux se prétendaient d'origine
bretonne. Ils partageaient aussi une même attirance pour
Karen Marie Jensen, danseuse danoise présentée à Céline
par Elizabeth Craig avant son départ. Chez Gen Paul,
Céline aimait surtout sa liberté, sa drôlerie et sa
vacherie, sa façon de vivre et de rire, en marge des
conventions.
Quant à Gen Paul, d'après François Gibault, " il
considérait Céline comme un dieu, et lui vouait un
véritable culte ". C'était du temps des beaux jours de
Montmartre. A la Libération, Gen Paul prit ses
distances, vitupérant même son ami, alors emprisonné
au Danemark. Après la mort de Céline, de leur ancienne
complicité, il n'exposait que des souvenirs mineurs.
(...) Sans doute est-ce au studio du professeur de danse Blanche d'Alessandri
Valdine, 21 rue Henri Monnier, que Gen Paul fit
remarquer à Céline la jeune Lucette Almanzor qui
revenait d'une tournée en Amérique : " D'abord c'est
Popaul qui me l'a fait sortir de l'ombre - je ne la
voyait pas - c'est un enchanteur, magicien Popaul ",
écrira Céline dans un de ses Cahiers de prison.
Céline vient en aide à Gen Paul comme il peut. En novembre 1936, il écrit
à John Marks, son traducteur anglais : " Gen Paul
prépare 24 aquarelles et va vous les envoyer très
prochainement pour vente éventuelle. " Au même John
Marks, Céline demande en 1937 de traduire en anglais un
texte publicitaire sur Gen Paul qu'il a rédigé en vue
d'une exposition du peintre à New York : " Plusieurs
musées lui ont ont commandé des toiles et on peut
trouver ses œuvres dans de
nombreuses et fameuses galeries, comme à Philadelphie, à
Baltimore, Bruxelles, Prague, Barcelone, Londres,
Berlin, Madrid et Liège... "
(...) Dans Bagatelles pour un massacre, qui ne traite pas
seulement de politique mais aussi d'esthétisme, parmi
les peintres qui se rapprochent le plus de son idéal,
Céline cite Gen Paul avec Vlaminck et Mahé. Sans doute à
partir de là les légendes - et Montmartre en est riche -
vont l'emporter sur la petite histoire. Dans ce
pamphlet, Céline fait de Gen Paul un personnage, mais
qui demeure proche du modèle : " Popol, mon pote
[...] Il est peintre, c'est tout vous dire, au coin de
l'impasse Girardon. " C'était clair et précis. La
suite est moins innocente. Céline prête des paroles au
peintre : " T'auras du coton !... Les Juifs, ils sont
tous au pouvoir... [...] T'auras du mal à les sortir...
Les youtres c'est comme les punaises [...] Tu sais pas
où tu mets les doigts ! [...] Ils te feront repasser...
pas eux-mêmes !... Mais par tes propres frères de
race... C'est des fakirs cent pour cent... [...] Dans
les Beaux-Arts, ils ont tout pris ! tous les primitifs,
les folklores ! Ils démarquent tout, truquent ! [...]
Tous les professeurs, tous les jurys, les galeries, les
expositions sont à présent pleinement youtres. C'est pas
la peine de réagir... Moi, si j'avais ta grande gueule,
je jouerais au ballon avec eux... "
Le personnage tient donc une tirade antisémite,
tout en refusant, par ruse ou peur, de suivre l'auteur :
" Je poursuivais mon raisonnement tout au fond de son
atelier. Après tout ça m'est égal d'avoir le monde
entier contre moi, dans la croisade antisémite. Mais
j'aurais tenu à Popol ! un frère de guerre ça compte
quand même... [...] - Comment, toi Popol... tu te
dégonfles ? Un vrai Médaillé militaire décoré sur les
champs de bataille... "
Le pire venait plus loin : " Je dois dire qu'avec le Popol on
est tout de même tombé d'accord, on a conclu : C'est des
vampires ! des saloperies phénoménales, faut les
renvoyer chez Hitler ! en Palestine ! en Pologne ! Ils
nous font un tort immense ! On ne peut plus les garder
ici !... "
Céline n'avait pas pensé porter tort à Gen Paul. C'était pour lui de
la littérature, de combat certes, et des plus terribles,
mais dans le genre comique... Une satire montée en
délire par pacifisme utopique. Le peintre était en
Amérique lors de la parution de Bagatelles, et
nul témoin n'a dit sa réaction à son retour. On peut
imaginer une verte engueulade, mais certainement pas la
brouille sérieuse.
[...] Caché en mai 1944 chez Gen Paul pour éviter le STO, Serge Perrault
assiste à un certain relâchement d'amitié entre
l'écrivain et le peintre. Il expliquera ainsi la prise
de conscience qui éloigne Gen Paul de Céline : Céline
est condamné à mort par la Résistance, et Gen Paul
craint de passer pour complice, alors qu'il ne fut pas
toujours d'accord avec Céline. " Gen Paul, lui aussi
est une forte personnalité. C'est un esprit libre...
mais prudent. Il a souvent mis Céline en garde. [...]
Mais les ennemis de Céline ne sont forcément au courant
de tout ça. [...] Aux oreilles complaisantes de la
Butte, il fait entendre un discours qui n'est rien
d'autre qu'un reniement... Gen Paul prend ses distances.
"
Il aurait même traité Céline de " boche " devant tout l'atelier. "
T'es un faux derche Popol !... et de première !... tous
tes vilains ragots assassins dans Montmartre... Tu fais
dans le Judas Popaul ! c'est pas beau ! " Céline,
lui , aurait " dénoncé Gen Paul auprès du
percepteur de Montmartre...
Gen Paul et Le Vigan étaient encore amis puisque Serge
Perrault les emmène applaudir Lycette Darsonval, sa sœur,
dans Gisèle, à une soirée de Ballets à l'Opéra de
Paris. Dans le métro, Le Vigan annonçait à la cantonade
l'arrivée des Chinois à Paris.
(Eric Mazet, Gen Paul
et Céline, Spécial Céline n°3, nov.-déc.
2011,-janv.2012).
Dr Alexandre GENTIL.
Les
lettres adressées au Dr GENTIL - 116 pages encore
inédites - qui avait connu Céline au Val de Grâce
pendant la Première Guerre mondiale, sont importantes
pour la compréhension des années " noires " de l'auteur,
sa fuite en 1944, son emprisonnement au Danemark
jusqu'en 1947, puis son exil sur les bords de la
Baltique jusqu'en 1951. Il est l'un des premiers
correspondants de Céline en prison. C'est aussi l'une
des rares personnes que l'auteur de Nord avertit
de son départ en 1944. " Il a fallu d'une façon
pressante partir à la campagne ! Bien chagrinés tous les
deux de ne t'avoir pas vu avant le départ ! "
Alexandre GENTIL, partisan de la
Collaboration (il était membre du Cercle européen),
n'est guère connu des céliniens. Seuls des livres à lui
dédicacés par Céline étaient connus jusqu'ici. En 1995,
Jean-Paul Louis lui consacra une notice de son Index
analytique dans Lettres à Marie Canavaggia car,
dans cette correspondance, Céline le cite comme témoin à
décharge au moment de l'instruction de son procès.
Pendant l'Occupation, GENTIL " élève des
lapins à Saint-Mandé et vient parfois rue Girardin, le
samedi, où il dort sur place pour cuisiner le lendemain
un de ces animaux ". En 1939, Céline est, on le
sait, à la recherche d'un emploi : " Je suis pourri
d'ambition. On me dit qu'il n'y a pas de médecin à
l'opéra, est-ce exact ? Qu'ils sont tous partis plus ou
moins en zone libre... Pour raisons juives... Ces bruits
m'affriolent... ".
Dans une lettre ultérieure, il précise : " Pour l'O.C.
(Opéra Comique) je me suis expliqué de travers. Je serai
bien entendu infiniment flatté d'être de l'O.C. Mais tu
sais le chant, moi... Je ne suis pas initié. Tandis que
je suis féru, ravagé par la danse. Alors puisqu'il
s'agit de mirages ! Je préfèrerais l'opéra. C'est dans
ce sens que je t'écrivais. Et pour que simplement tu
tâches de savoir par " ceux " de l'opéra s'ils ont des
disponibilités éventuelles - lointaines... Vaguement
possibles... A moins que la chose soit simplement comme
je le soupçonne tout bonnement réservée aux juifs et aux
internes. Dans ce cas il faudrait que je me dispose
encore à provoquer l'émeute. C'est bien mon souci...
". Céline obtiendra finalement un poste de médecin-chef
au dispensaire de Bezons, comme on sait.
En vacances, il lui adresse une vue de Saint-Malo : "
Te voici aux grandes récoltes certainement ! Pendant que
nous folâtrons au bord des océans. Nous irons te voir
dans ta Thélème ! Propos plus ambivalent à l'égard
de sa secrétaire Marie Canavaggia : " Admirable mais
imbaisable (...) - donc platonique et hystérique - et
Corse. Jalouse de Lucette à en crever... ". Evoquant
son séjour à Sigmaringen, il précise qu'il n'y a trouvé
" que trois véritables patriotes : Laval que je
n'aime pas, le docteur Jacquot et moi-même - patriotes
absolus déroulédiens fourvoyés - trompés. ". Tout
serait à citer. Une correspondance assurément
passionnante qui fera un jour, espérons-le, l'objet
d'une publication. "
(Marc Laudelout, le Bulletin
célinien n° 331, juin 2011).
Georges GEOFFROY.
Fin
1914, j'étais affecté au 2e Bureau de la 8e Année à
Roussbrugge, dans les Flandres. Début 1915, je fus
envoyé à Folkestone puis à Londres, où je me retrouvai
attaché au Bureau des passeports.
C'est là, quelques temps plus tard, que je vis arriver Louis Destouches
avec sa " batterie de cuisine " (Destouches dixit) :
Médaille militaire et Croix de guerre. Nous avons
tout de suite sympathisé et, comme il ne
savait pas où habiter, je lui proposai de partager ma
chambre meublée au 71, Gower Street dont le loyer était
quelque peu trop lourd pour moi. Il accepta. Nous avons
ainsi vécu ensemble pendant des mois, sans presque nous
quitter. Après notre travail, nous sortions dans
Londres, assez souvent dans le quartier de Soho et,
comme nous avions des appétits féminins, nous avons
connu pas mal de filles, tant Anglaises que Françaises
ou autres.
Il faut dire qu'au Bureau des passeports, nous étions chargés de
donner le visa d'entrée en France ou le refuser. Dans
les cas douteux, nous en référions à nos chefs directs.
Nous avions ainsi l'occasion de voir - à côté de gens
très bien - beaucoup d'individus bizarres et douteux qui
enchantaient Louis Destouches, lequel aimait beaucoup
observer les gens, faire leur connaissance pour les
écouter parler et les étudier.
Certains soirs, nous fréquentions le milieu, le " milieu
français " bien entendu. Ou bien Louis m'entraînait au
music-hall (la batterie de cuisine suffisait pour entrer
gratuitement), ou à des spectacles de ballets. Nous
connaissions bien Alice Delysia et, personnellement,
j'avais retrouvé un camarade Aimé Simon-Gérard qui
jouait alors au Palace et qui nous présenta à des femmes
de théâtre. Louis raffolait des danseuses. Il avait une
passion pour la danse. Notre vie était à la fois simple
et mouvementée, avec des rencontres étranges comme
celle, par exemple de Mata-Hari qui nous invitait à
dîner au Savoy où elle résidait. Nous avions des
instructions de lui accorder son visa mais, toutefois,
en la faisant lanterner un certain temps. Nous ne
savions pas très bien ce qui l'attendait en France, nous
en avions toutefois une vague idée. Certains jours nous
avions de l'argent, d'autres jours nous étions
totalement fauchés ! Les choses s'arrangeaient toujours
à Soho. Les maquereaux français et leurs protégés
étaient gentils pour nous, toujours prêts à nous offrir
à dîner.
Durant toute cette période, jamais Louis ne m'a parlé
d'écrire et je ne l'ai vu prendre aucune note.
Seulement, il lisait beaucoup et me réveillait souvent à
6 heures quand
il ouvrait la lumière pour achever un bouquin, en
général de la philosophie ou de l'histoire. Il me lisait
alors à haute voix des passages de Hegel, Fichte,
Nietzsche, Schopenhauer. Cela dura des mois, puis un
beau jour, il fut réformé, vers fin 1915 je crois, et il
quitta Londres. Je crois qu'il partit pour l'Afrique. De
mon côté, en 1917, je partis en
Amérique attaché à la Mission Tardieu et ne revins en
France qu'en 1919.
Et, si en 1932, je n'avais pas lu l'article de Léon Daudet dans
l'Action Française au sujet du Goncourt concernant
le Voyage au bout de la nuit, j'aurais perdu
peut-être sa trace. Il se trouve que je connaissais un
certain Bernard Steele, Américain, qui ne connaissait
rien à l'édition, mais qui avait de l'argent et était
associé dans l'affaire " Denoël et Steele ". Je lui
téléphonai aussitôt et lui dis : " C'est bien toi le
co-éditeur de Céline Destouches ? " Je ne pus continuer,
il m'interrompait à son tour : " Je te le passe, il est
à côté de moi. " " C'est toi, grande vache ! " me dit
Céline. Nous renouâmes chez Weber. Ce n'était plus le
trouffion Destouches, mais il n'avait pas changé,
toujours curieux de tout, brillant, et pas du tout
saoulé par son succès. Nous nous sommes alors revus à
partir de ce moment assez régulièrement soit rue
Girardon avec Lucette, ou chez Gen-Paul, avenue Junot.
En 1943, nous eûmes notre dernière longue réunion.
Céline, Lucette et Gen-Paul sont venus déjeuner chez moi
le jour de Noël. Il était heureux, détendu, charmant. Il
venait de refuser vertement aux Allemands de participer
à la création d'un journal antisémite. Quand il parlait
politique Céline était comme un prophète, cent pieds
au-dessus des évènements véritables, ou du monde.
Soudainement, il me dit : " Tu sais mon petit vieux,
aussi longtemps que les Boches seront assez cons pour se
faire tuer à l'est, ça ira. Mais le jour où ils
décrocheront, alors les Asiates arriveront à Paris et ce
sera effroyable (il appelait les Russes " les Asiates ")
" Ceci laisse supposer que Céline ne croyait pas au
débarquement des Anglo-américains ? Je lui répondis
calmement : " Louis, les Anglo-américains, sois
tranquille, seront à Paris bien avant les Asiates. " Et
j'y croyais d'autant plus que j'étais
américanophile-anglophile.
Il venait aussi assez souvent, durant l'Occupation, me
voir au Bureau, rue Danielle-Casanova, j'ai l'impression
que c'était hier : il avait sa peau de mouton et ses
lunettes de moto pendantes. Un matin, le débarquement
avait eu lieu : " Je t'apporte le bracelet de Lucette à
réparer, il me le faut demain matin, nous partons à
Saint-Malo. " J'ai dit : " Oui, mais Louis, est-ce que
tu me prends pour un imbécile ? " Il n'a pas répondu et
paraissait angoissé. Je lui conseillai de partir en
Espagne. Il partit où, je n'en savais rien.
Plus tard, je recevais de temps à autre une lettre de Copenhague et
une correspondance s'établit entre nous. Ses lettres
étaient empreintes d'une grande tristesse. Les Danois
l'avaient foutu en prison et, sans accepter de
l'extrader lui avaient interdit d'exercer la médecine.
Interdit aussi à Lucette de donner des leçons de danse.
Un beau jour, sur la réception d'une lettre encore plus
cafardeuse, je pris l'avion et suis allé passer quelques
jours avec eux à Copenhague.
Céline, pour moi, c'était un homme du Moyen Age ou de la Renaissance
revenu sur terre qui supportait mal le XXe siècle.
C'était un grand et sacré bonhomme.
(Georges Geoffroy, Céline, L'Herne, 2007, p.165).
Sergine LE BANNIER.
La
dame exquise de soixante-dix-huit ans qui nous reçoit
dans son appartement chic de l'ouest parisien, a connu
Céline il y a ... soixante-dix ans. Elle était encore
une enfant. Cela se passait à Saint-Malo. C'était le
Céline d'avant-guerre. Un Céline breton. Un Céline
heureux...
" Ma mère, Maria Le Bannier, était une
grande amie du beau-père de Céline, le professeur
Follet. C'est ainsi qu'elle a rencontré Louis et
ils sont restés liés, même après son divorce d'avec
Edith Follet. Céline venait régulièrement nous rendre
visite à Saint-Malo, dans l'appartement, surplombant
l'ancien hôtel Franklin, que ma mère avait acquis en
1931. Nous avions une immense terrasse face à la mer. Au
début, Céline venait à moto. Ma mère se souvenait de
lui, en costume blanc impeccable, farfouillant dans le
cambouis de son engin... Il s'amusait aussi à utiliser
mon tricycle sur la terrasse.
Mes premiers vrais souvenirs remontent à 1935. J'avais
six ans. J'étais frappée par cet homme qui savait parler
aux enfants et portait des ficelles en guise de lacets à
ses chaussures. Je me souviens que la chaîne de sa
montre était aussi une ficelle, tout comme la laisse de
son chat. Il était très " ficelle ". Il détonnait dans
mon milieu. Par exemple, il m'asseyait sur lui à
califourchon et nous faisions des concours de crachats !
Un jour de grande chaleur, j'avais été renvoyée de ma
pension catholique car j'avais osé porter une robe à
manches courtes. Quand il a entendu cela, scandalisé par
ces règles désuètes, il a engueulé ma mère. Du coup
grâce à lui, j'ai fait ma scolarité dans le public...
Casino de St Malo devant le
Franklin.
Au début, il habitait chez nous. Il s'installait dans la chambre du bout,
pour pouvoir travailler dans le calme. Il ne fallait pas
le déranger. Je crois que c'est là qu'il a écrit une
partie de Mort à crédit. Par la suite, avec
Lucette, ils ont loué un appartement au troisième étage,
sur le côté de l'immeuble, avec vue directe sur le
casino municipal, une très belle construction en bois.
Avec Lucette nous nagions tous les jours. Louis venait
rarement avec nous. Quand il sortait, c'était plutôt
pour rejoindre l'Enez Glaz, le bateau de son ami
peintre, Henri Mahé. Ils faisaient un peu de cabotage
ensemble. Ensuite, tout le monde se retrouvait chez les
sœurs Le Coz, qui tenaient
une crêperie. Le Corps de garde, sur les
remparts. Maguy, l'épouse de Mahé, jouait de
l'accordéon. Ils prenaient tous de l'alcool, sauf
Céline, qui ne buvait que de l'eau. Mais il était
heureux dans cette ambiance. Louis était aussi lié à un
étrange personnage, Théophile Briant, poète breton,
fondateur du journal Le Goéland, qui habitait la
Tour du Vent, du côté de Paramé. Ils se
voyaient souvent. Céline adorait la mer,
le mouvement des bateaux, des remorqueurs. Il aimait
profondément la Bretagne. "
C'est d'ailleurs au souvenir de ces jours heureux à
Saint-Malo qu'il se raccrochera, plus tard, au fond de
son cachot, au Danemark. Il y a toujours eu chez Céline
- qui se considérait avant tout comme un représentant de
la " race celte " - le rêve impossible d'une vie
paisible en Bretagne. Un rêve de médecin généraliste qui
regarderait
passer
les voiliers à l'horizon entre deux consultations. "
Cette Bretagne est pays divin. Je veux finir là, auprès
de mes dernières artères, après avoir soufflé dans tous
les binious du monde ", écrira-t-il, mélancolique, à son
ami Henri Mahé.
Dans Féerie pour une autre fois, il évoquera avec tendresse ses
séjours malouins chez la mère de Sergine Le Bannier, "
ma vieille pote, Mlle Marie " : " Ah j'étais content
de mon local... on parle de
demeures... en véritable lanterne ! Je voyais toute
l'arrivée aux Portes ! [...] ça c'est miracle !... A
l'envoûtement de la baie d'émeraude personne
n'échappe... souveraine ivresse ! Climat ! Coloris !...
violence de la mer ! " Et ailleurs : " Je suis aux
souvenirs vous me pardonnerez... C'était des heures en
somme heureuses... "
L'écrivain a aussi donné une description saisissante de
l'ancien casino municipal - qui n'a rien à voir avec
l'horrible bâtiment d'aujourd'hui - sur lequel son
appartement plongeait : " Casino carabosse tout bosses !
Mammouth, Popotame, l'aimable éternel que je l'aime !
[...] Temple asiate, marmorique, berbère, laid, pas
laid, biscornu ! "
Mais comme toujours avec l'auteur de Bagatelles pour un massacre,
le bonheur ne dure pas. Car c'est aussi en Bretagne
qu'il écrira une partie de ses pamphlets et se liera
avec un autonomiste breton proche des Allemands, Olier
Mordrel. Il y viendra pendant la guerre, pour échapper
au rationnement parisien, grâce à des autorisations
délivrées par l'Occupant, ce qui lui sera plus tard
reproché par L'Humanité... Son ami Théophile
Briant se souviendra de ses fiévreuses tirades
antibolchéviques et antibourgeoises. Plus tard, forçant
le trait, Céline prétendra d'ailleurs que le terrible
bombardement de Saint-Malo le visait, lui,
personnellement : " Mais moi ? Moi ? Moi ? C'est par ma
faute que Saint-Malo a été réduit
en bouillie ! C'est moi et moi seul que les
avions de la RAF visaient et cherchaient à Saint-Malo !
"
Malgré ses rêves celtiques, on le sait, Céline ne finira jamais ses jours
en Bretagne, mais à Meudon, département de la
Seine-et-Oise. Sergine Le Bannier le retrouvera là-bas,
beaucoup plus tard.
Sur le tricycle de Sergine.
"
C'était en 1960. Je suis allée le voir avec ma mère. Je
me souviens y avoir croisé Arletty. Il était très
heureux de nous retrouver et nous avons évoqué le bon
vieux temps. Mais ce n'était plus le Céline de mon
enfance. Il était très affaibli, malade. "
Après une longue éclipse, Sergine a repris le chemin de Meudon à la fin
des années 1970, devenant l'une des plus proches amies
de Lucette. Depuis, il n'est guère de semaine sans
qu'elle monte lui rendre visite, route des Gardes, loin,
très loin des remparts de Saint-Malo...
(D. Alliot et J. Dupuis, Lire, H.S. n°7, juin 2008).
Henri MAHÉ.
"
Un homme jeune que c'était, le patron, un
fantaisiste. Il aimait les bateaux qu'il nous a expliqué
encore... (...) Le patron de la péniche, je l'ai examiné
de plus près, il devait bien avoir dans la trentaine,
avec des beaux cheveux bruns poétiques. (...) C'était un
artiste le patron, beau sexe, beaux cheveux, belles
rentes, tout ce qu'il faut pour être heureux ; de
l'accordéon par là-dessus, des amis, des rêveries sur le
bateau... "
Quand le docteur Destouches écrit ces lignes dans Voyage au bout de la
nuit, dans la séquence consacrée à Saint-Jean,
aux
environs de Toulouse, il évoque le peintre Henri MAHE,
dont il a fait la connaissance en septembre 1929, sur
une
péniche, La Malamoa, amarrée à
Croissy-sur-Seine. Né à Paris en 1907, maniant l'argot
de la Mouff', après un stage à la comptabilité des
Galeries Lafayette, Henri MAHE avait suivi les
cours des Beaux-arts et s'était marié avec une pianiste.
Ses camarades d'atelier n'oublieront jamais ses
réparties truculentes et son vocabulaire imagé.
Dès 1926, il expose au Salon d'Automne le portrait du
marquis d'Arcanges, illustre un roman d'André Doderet,
grand ami de Giraudoux et de Morand, expose à la galerie
de Marie-Paule Lapauze, épouse de Pomaret, le futur
ministre. Une carrière de peintre mondain s'ouvre à lui.
Artistes et bourgeois, célébrités défilent sur La
Malamoa, respirer l'air de la bohème, écouter le
peintre.
Mais MAHE préfère déjà fréquenter les cirques, saisir sur le vif
les Fratellini ou le clown Beby. Et deux évènements vont
décider de son avenir. Maurice Dufrène, rénovateur de
l'art décoratif, propose à MAHE d'exécuter des
fresques dans une maison close : le 31, Cité d'Antin.
Puis Germaine Constans et Aimée Barancy emmènent sur la
péniche un médecin curieux, le docteur Destouches.
Malgré leur différence d'âge - l'un avait 22 ans et
l'autre 35 - " il fallait qu'ils se rencontrent ". Des
passions en commun : Villon et Bruant, les bateaux, les
chansons de marins, les récits de corsaires, les
perfections physiques, l'apesanteur des acrobates, la
rêverie bretonne...
"
Notre première rencontre ? De sa voix
graillonnante : " L'Art aux chiottes !... les
artistes, c'est des révolutions en puissance... (...)
Des roses au cimetière, à quoi ça sert ? à la branlette
de l'asticot ! " (...) Tous les jours nous déjeunions
ensemble, soit au claque avec les filles, soit... au
Café de la paix ! (...) Nous dînions tous les soirs chez
Manière, rue Caulincourt, avec le précieux Giraudoux...
(...) Quand Abel Gance nous rencontrait, il ne manquait
jamais de dire : " Tiens ! voilà Verlaine et Rimbaud ! "
Te casse pas la tête, les gens n'entravaient rien à
notre délire... On pouvait prendre comme sujet un petit
pois, " c'est un légume bien tendre ", et rouler pendant
une heure sur ses propriétés gastronomiques, sensuelles,
politiques et philosophiques... l'auditoire n'aurait pu
placer un blady mot... souriant à retardement à notre
musique abstraite... " (Extaits de lettres à Eric Mazet).
Une amitié s'instaure donc. Elle allait durer vingt
ans, prenant parfois l'aspect de commediadell'arte,
mais jamais défaillante. MAHE décore de fresques
le cinéma Rex en 1932, le Balajo en 1936, le Moulin
Rouge en 1951, ces temples parisiens, s'achète un
bateau, L'Enez Glaz, sillonne les mers en Bretagne,
reçoit le prix Blumenthal de décoration en 1934, fait
les décors de quatre films d'Abel Gance entre 1938 et
1942, écrit un roman sur le Milieu (resté inédit), met
au point le " Simplifilm ", un procédé de trucage
cinématographique, dirige Blondine, son propre
film, en 1944, est exclu des studios Saint-Maurice à
cause de son amitié pour Céline, divorce et se remarie,
revient à la peinture de chevalet en 1945, mais refuse
de passer par les galeries. " Grosses bataille, petit
butin... ", comme le chantait Céline.
En
1949, comme peu d'amis fidèles, MAHE se rend au
Danemark, à la demande de Céline, esquisse son portrait,
essaie de lui rallier des partisans. A Paul Marteau, en
juillet 1949, Céline recommande MAHE en ces
termes : " Je viens de recevoir la visite ici, d'un
admirable ami et admirable peintre - Henri Mahé -
français, breton et parisien. (...) Vous l'aimerez tout
de suite, j'en suis persuadé : un artiste et un cœur
généreux. "
La brouille intervient en 1950, quand Céline lit dans Crippled
Giant de Milton Hindus que MAHE a dit à
l'universitaire américain : " Oh ! vous savez, Céline
est un peu menteur ! " Les deux amis ne se reverront
qu'une fois à Meudon en 1951 et la visite se soldera par
un échec, MAHE s'adressant au vaillant Céline
d'autrefois, et Céline endossant son rôle de vaincu,
ayant connu la prison et l'exil.
Quand je connus Henri MAHE en 1956, il disait
toujours " mon ami Céline ", sans se soucier des
opinions du visiteur, qu'il fut le colonel Rémy ou Rémy
Cooper, l'un des fondateurs d'Israël. La guerre, les
mariages et divorces, avaient fait s'éclater la joyeuse
bande de La Malamoa et de L'Enez Glaz,
mais certains fidèles fréquentaient encore l'atelier du
31, rue Greuze, pour se griser du verbe de MAHE.
Je ne fus pas le seul, vers 1966, à dire à MAHE :
" Toi qui a connu le monde des cirques, des bordels,
du Milieu, du cinéma, des acteurs, des marins, tu
devrais écrire tes mémoires, et parler de Céline ! "
De son côté, le colonel Camus lui écrivait : " Vous avez connu des
drôles de gens, des drôles de vies... l'époque des
bateaux sur la Seine... (...) Et ces étonnants
personnages : Céline, Cotton, Paulette. (...) C'est
loin, le déluge ! hier pourtant... (...) Mahé est
toujours Mahé. Un Viking... (...) Camaret, que de
souvenirs ! Vous les conterez un jour, dans un
chapitre, " A bord de L'Enez Glaz ". (...) Cher Enez
Glaz ! c'était notre enfant. Il faut nous conter son
histoire. Bientôt il sera trop tard. Plus de témoin...
(...) Votre lettre. Annoncée. (...) Magnifique la
lettre. Superbe de ton, d'allure. Mahé vivant ! On croit
l'entendre. Le langage parlé passe dans l'écriture.
Ainsi voulait Céline. Il l'a fait. Fallait le faire.
Révolution ! (...) Génie ! Il faut le redire. Céline
seul est grand. Il a transposé. C'est son talent. Quel
talent. Et son travail. Quel travail ! De la dentelle...
Il a filé le son... de la musique. Et quelle musique ! "
Du Bach lancinant et subtil... " dixit Mahé. Bien vu,
bien dit. Et de la Poésie ! Faut la voir aussi.
Plaignons qui ne la pas vue, sentie. Mais quel boulot,
exténuant ! Il a trimé, ramé sans cesse. Forçat !
Travail en finesse... Sa mère était dentellière. Et son
travail en force. La rame du galérien. Il s'y est
épuisé. (...) Ce Titan était un patient, minutieux
orfèvre. (...) Mais il y eut un temps où pour se
recharger, il descendait " au bateau " écouter Mahé.
C'était le temps des grandes gueules. Il en est demeuré
des échos. Très mystérieux pourtant, déjà, ce curieux Dr
Destouches qui rentrait vite en son " guignol " pour
transposer. Je crois qu'il faut lui garder son mystère.
Sa grandeur est au-delà des péripéties de sa vie
mouvementée. Il en a dit ce qu'il voulait dire. Il a
brouillé les pistes. Tout grand écrivain est un grand
menteur... " (Extraits de lettres de Clément Camus à
Henri Mahé.)
En écho à une centaine de lettres que Céline lui
avait adressées, MAHE entreprit donc la rédaction
de ses mémoires. Ainsi prit forme La Brinquebale avec
Céline. Peu de livres alors étaient consacrés à
Céline. Les études de Vandromme, d'Hanrez et de Nicole
Debrie étudiaient plus l'art poétique de Céline que sa
biographie. L'édition des romans en Pléiade apportait
quelques références ainsi que les deux numéros de la
revue L'Herne. Mais pas de biographie véritable. Quelle
vie pourtant ! Et malgré les transpositions, à la source
des œuvres. Mais qui était
Céline, masques ôtés, le docteur Destouches ? Hors
théâtre, dans la vie ? Seuls les souvenirs et les
lettres guidaient MAHE dans sa rédaction. La
Brinquebale avec Céline parut en 1969. La signature
eut lieu au Moulin Rouge. Pascal Pia et Paul Chambrillon
saluèrent l'ouvrage qui révélait un Céline méconnu :
plus cultivé, amusant, attentif, bretonnant, solitaire,
qu'on ne le disait souvent. On en redemandait. Les
souvenirs et les lettres s'arrêtaient au départ de
Céline vers le Danemark.
Parti peindre au Mexique des fresques en hommage à
Lautrec, puis installé à New York, tout en dédiant une
toile à Don Quichotte, MAHE travaillait à la
suite, sur la correspondance du Danemark, une
quarantaine de lettres, ébauchant le portrait d'un
Céline mystique et sceptique, interrogeant les mystères
de la création , menacé dans sa vie par les victimes de
sa révolte, effrayé par l'agressivité de l'homme, ses
mensonges, son orgueil, son penchant destructeur... D'où
le titre choisi pour le second volume : La Genèse
avec Céline. Mais la faucheuse rompit les amarres. "
Les cimetières sont pleins de rêves inachevés. "
MAHE s'embarqua au long cours, le 20 juin 1975,
sur le trois mâts de ses rêves.
Depuis 1969, La Brinquebale était un navire-fantôme, et La
Genèse était restée à quai. Les voici réunies,
illustrées, annotées, pour un départ nouveau, "
chacun goualant dans sa mâture ! "
(Eric Mazet, Une amitié, Henri Mahé, Louis-Ferdinand Céline, Magazine
des Livres - n° 30 - mai 2011, Le Petit Célinien, 24
avril 2011).
Pierre MONNIER.
Comme
Galtier-Boissière avec son " Crapouillot ", Paul Lévy
ramena de sa guerre en 1918 un titre emprunté au
vocabulaire combattant. " Aux écoutes " fut un
hebdomadaire vivant, bourré d'échos et d'anecdotes.
Paul Lévy, patron de presse bien installé dans
l'information, la controverse et la polémique, était
aussi l'auteur d'une demi-douzaine de livres tous édités
chez Grasset.
C'est à l'un de mes avatars que je dois de l'avoir
rencontré. J'étais dans la peau d'un dessinateur de
presse comme me l'avait suggéré mon vieil ami Chaval un
jour que j'étais particulièrement famélique... " Tu
pourrais peut-être essayer de gagner ton boeuf dans les
journaux puisque, les mains dans le dos, tu es capable
de dessiner un Jacques Duclos ". Je m'étais alors joint
à la petite troupe des dessinateurs qui, le carton à
dessins sous le bras, stationnait tous les lundis matins
dans la salle d'attente de " Aux écoutes ".
Dès son arrivée, petit, vivace, incroyablement typé, le
visage rond qu'animaient des yeux comme des grains
d'anthracite et pétillants, Paul Lévy nous saluait en
enlevant son chapeau d'un geste large. La secrétaire
venait ensuite recueillir nos dessins qu'elle allait
soumettre au patron. De retour un quart d'heure plus
tard, elle nous informait : " Voici ceux que monsieur
Lévy a retenus ". Nous passions à la caisse où nous
étions payés, avant publication, ce qui était une
pratique rarissime.
Le respect coloré de sympathie que m'inspirait ce patron
(de qui dépendait l'essentiel de mon gagne-pain) est le
moteur d'une démarche que je vais dire... J'avais
quelques jours plus tôt, rendu visite en son exil à
Louis-Ferdinand Céline dont les conditions d'existence
au Danemark étaient, comme il le disait lui-même, plutôt
" blèches ". Sorti de prison et dans l'attente de son
procès en France, il était sans ressources puisque
l'édition de ses livres était interrompue sine die.
C'est alors que me vint une idée qui aurait pu se
révéler comme un témoignage d'inconscience. Nous sommes
en 1948, à l'époque des rancoeurs, des indignations, des
injustices délibérées, de tout ce reliquat d'horreurs
qui suivit la Libération. Céline est poursuivi par la
haine et la calomnie. Paul Lévy, lui, grand patron de
presse, est juif. Il a souffert pendant quatre années
d'errance, comme il l'a raconté dans son " Journal d'un
exilé ". Je lui demande une audience et il me reçoit
sans attendre. Il est assis derrière son bureau, il
m'écoute.
Je lui raconte que Céline est dans une situation
désolante. Après avoir refusé son extradition, le
gouvernement danois l'a emprisonné pendant dix-huit
mois. Il est aujourd'hui malade et réfugié dans une
chaumière qu'il chauffe avec de la tourbe... Je m'arrête
et Paul Lévy reste un instant silencieux... " Comment,
dit-il enfin, peut-on faire tant de mal à cet homme !
Cet immense écrivain qui a le droit de tout dire !
Faites tous les échos que vous voudrez dans " Aux
écoutes " et dites à Céline que je mets cent mille
francs à sa disposition. "
Céline, bien sûr, n'accepta pas l'argent, mais il fut
ému par tant de courage et d'amitié : " Ce Lévy a plus
d'honnêteté que les Aryens habituels, laquais et
donneurs par destination. " Céline parlera plusieurs
fois de ce qui le rapprochait de Paul Lévy : le privilège
de l'âge, hélas... et le souvenir tragique de la guerre
qu'ils n'auraient jamais voulu revoir.
Il est peu de dire que Paul Lévy provoqua la colère
jusque dans son entourage. Il dut faire face à l'insulte
et au délire résistantialiste de ceux pour lesquels il
n'est de raison d'être que dans la haine de l'autre. Il
se dit jusqu'au bout l'ami de l'écrivain qu'il refusait
de maudire. Il est des traits qui expliquent cette
étonnante fraternité. L'un et l'autre avaient en commun
des goûts et des répugnances...
Céline avait écrit : " C'est pas mon genre l'hallali,
j'ai pas beaucoup l'habitude d'agresser les faibles, les
déchus... " Et Paul Lévy de manifester son dégoût : "
Leurs prosternements devant les maîtres du jour, leur
empressement à leur offrir les têtes qu'hier encore ils
adulaient... et notre main se dessécherait plutôt que
d'écrire, en ce moment, les noms de ceux que tous leurs
valets d'hier prononcent et huent !... "
Ce refus de piétiner l'adversaire abattu suffit à unir
Céline et Paul Lévy. Les êtres les plus éloignés se
reconnaissent à l'expression de réflexes identiques.
(La France, 20-26 novembre 1991, BC n°129).
Roger
NIMIER.
En 1956, lecteur perspicace, il
discerne tout de suite la pièce contenue dans
Entretiens avec le Professeur Y. L'avenir ne lui
donnera pas tort puisque ce livre fera l'objet d'une
remarquable adaptation théâtrale due à Jean Rougerie et
qui connaîtra le succès que l'on sait
La nouveauté de Céline, NIMIER est alors un des seuls à la détecter avec
cette intelligence critique et ce bonheur d'écriture.
Cet article, paru dans Le Bulletin de Paris, n'a
pas pris une ride et méritait bien l'appréciation
flatteuse de Céline soi-même : " Voici un article
joliment admirable... enfin un connaisseur !... il faut
un sacré don , une intuition bien singulière pour
évaluer si justement ces petits riens qui font une trame
tout de même... oh ! c'est du divin ! "
Céline vient d'écrire sa première
pièce de théâtre - au moins la première qui réponde à
son génie. Cette fois-ci l'unité d'action est trouvée et
un argument très simple soutient une nécessité très
évidente. L'argument est une interview, proposée à
Céline par son éditeur, pour assurer la vente de ses
livres. La nécessité était sans doute de proclamer un
art poétique, par le biais de la comédie. Les
personnages sont classiques. C'est d'abord le héros, qui
s'appelait Bardamu dans Voyage au bout de la nuit
et qui s'appelle toujours Ferdinand. C'est ensuite son
interlocuteur, mélange de confident, de juge et
d'intellectuel - ce qui fait une économie d'acteurs.
Enfin vient le chœur de
l'opinion publique et deux personnages plus lointains
(ainsi du Roi et de l'Eglise chez Molière), mais qui
portent des manteaux blancs, bordés d'un filet rouge et
noir : Gaston Gallimard, la Nouvelle Revue Française.
UN PETIT INVENTEUR
On peut s'étonner de voir
l'écrivain le plus libre de ce temps entrer dans les
querelles de métier, les détails de l'édition, même s'il
le fait sous la forme d'une satire. L'idée des grands
sujets nous hante encore. A Jupiter rencontrant un titan
sur sa route, à l'aventurier moderne perdant ses cheveux
parce que le destin le guette, nous serions bien prêts
de donner Bardamu pour héritier.
Nous éviterons cette erreur si nous lisons dans les Entretiens, en
réponse à cette question : " Qu'avez-vous fait
d'admirable ? " le récit d'un épisode de guerre de
1939 - où Céline servait comme médecin militaire de la
marine : " - devant Gibraltar ! - nous coulâmes un
petit anglais, l'aviso " Kingston-Cornelian "... Nous le
fîmes couler corps et biens... Nous à vingt et deux nœuds
! Pensez ! 11.000 tonnes ! Il n'a pas fait ouf ! On
était gros, il était petit. Il n'a pas eu le temps !
"
Voilà l'alexandrin à retenir : " On était gros, il était petit, il a
pas eu le temps. " Il nous explique, à sa façon, que
Céline puisse passer de l'Afrique à la butte Montmartre,
d'une nuit de bombardement à la rue Sébastien-Bottin le
jour où Gaston Gallimard jette les diamants et les
chèques par la fenêtre - sans perdre son pouvoir
visionnaire ni sa force dialectique.
Il se prétend un petit inventeur,
mais le seul du siècle. Il montre comment les peintres
impressionnistes pour réagir devant l'invention de la
photo, ont été forcés d'inventer leur art, et d'animer
l'image en la déformant. Après le cinéma, le roman meurt
si l'on n'y introduit pas un mouvement intérieur plus
fort que l'image ce qui est possible car la photo est
frigide comme le cinéma. C'est ce qu'a fait Céline
en créant un style émotif où les points d'exclamation
produisent le petit tremblement impressionniste. Quant à
l'argot, il n'est qu'un piment, vite fatigant. Le style
parlé n'est pas l'argot. Le style émotif n'est pas non
plus celui du cœur, toujours
prêt aux phrases bien filées.
Devant cette théorie, le
professeur Y ; qui a repris un pseudonyme de la
Résistance pour affronter un écrivain aussi mal
considéré, perd pied. Il devient fou et il ne reste plus
qu'à le coucher sur le carreau de la cour des Editions
Gallimard, une gerbe de fleurs entre les bras pour le
maître du lieu. Ci-gît le professeur Y, auteur de Les
pas sont comptés, l'Etoile mousse, Essai d'introduction
à l'œuvre d'Ignace Legrand
et de notules sur la pêche concrète du thon, dans la
N.N.R.F.
S'il oubliait sa bêtise, le
professeur Y pourrait répondre à Céline qu'il n'est
probablement pas un inventeur au sens pratique du mot.
La preuve en est qu'on l'imite très mal. L'argot, la
violence, la revendication , sont des thèmes qu'on lui a
empruntés, mais à en juger par le résultat, on aurait
mieux fait de relire Jehan Rictus. La confession lyrique
représente un génie littéraire beaucoup plus
considérable en Europe et en Amérique. Il y manque
presque toujours le réseau ferroviaire - ou
métropolitain - de Céline : le système nerveux. Les
glandes, les humeurs, l'inconscient, les nuées,
l'articulation du pied quand il pense, les gouffres
stomacaux, les boutons de fièvre, tout cela a été
consciencieusement exploré et tout cela n'a été qu'un
grand voyage au pays du coton.
C'est en quoi Céline est unique,
c'est en quoi - pas plus que celle de Proust - son
influence n'est facile à digérer. Son rôle est beaucoup
plus lointain que celui de son maître, toujours obligé
de se justifier, d'enseigner à ses disciples les mérites
du demi-tour droite qui mène à l'Académie et du
demi-tour gauche qui conduit au Prix Nobel. Il est bien,
en effet, le dénonciateur du roman et il a parfaitement
réussi sa démonstration : ce roman qui s'est exténué
pour devenir plus réaliste, plus intime, plus
vraisemblable, n'a réussi qu'à s'aplatir et à
s'immobiliser sous quelques aspects, d'intérêt inégal :
l'affiche de métro (Visitez l'Italie ou le roman
stendhalien. Mangez les bonnes pâtes Lustucru ou le
roman humaniste. Allez : ères ou le banc de métro
engagé), l'œuvre d'art (nous
avons quelques jolis exemples en France), les
spécialités pharmaceutiques (le roman pour adolescent,
pour jeune ménage, pour indigne national, pour prix
littéraire).
PEGUY EN FUSION
Comme Lautréamont, Céline excelle
dans la morale apocalyptique. (" La pensée humaine est
carnassière ". " Le je ne ménage pas son homme ")
Comme personne, il possède un génie comique, un génie
d'imitation procédant par raccourcis, qui justifie
toujours son lyrisme et qui lui sert finalement d'esprit
critique - l'esprit critique dont il dénonce souvent les
torts.
Chez lui, les plus grands pamphlétaires sont poussés à leur degré maximum
: c'est Péguy en fusion, la blague de Rochefort utilisée
sur une catapulte, le sens de la dénomination du
meilleur Daudet.
Ce monde extérieur hargneux, coloré, blessant, c'est de ce monde que
Céline a voulu faire sa réalité, l'objet de son voyage.
Lui-même, en effet, ne s'y montre pas comme une créature
active. Il y souffre, plutôt qu'il ne participe.
Des dons de moraliste, un moi tolérable sinon effacé, une langue neuve
(mais qui sert déjà d'exemple - le goût du français (
" la langue impériale de ce monde : la nôtre !...
charabias, les autres, vous m'entendez ?... dialectes
bien trop tard venus !... mal sapés, léchés,
arlequinades ! rauques ou miaulant à peu près pour
rastaquouères ! " - en somme, tout ce que son
grand-père, qui était professeur de lettres à Rouen, si
je ne me trompe, approuvait chez les classiques. Un
classique, un !... la littérature française est servie.
Roger NIMIER.
(BC n°147, décembre 1994).
Knud OTTERSTROM.
Sans Knud Otterstrom, personnage
connu des biographes, le destin de Céline au Danemark
aurait peut-être été tout autre, puisque c'est lui qui
recommanda Céline à l'avocat Mikkelsen.
Ce fils de pharmacien de Korsor avait lui-même obtenu un doctorat
d'université en pharmacie à Paris en 1934. Amateur de
peinture, il avait fréquenté l'atelier de Gen
Paul. Il parlait parfaitement le français. En 1938, il
s'était marié avec la fille d'un professeur de médecine,
mais les femmes n'étant pas sa vocation, il divorça
rapidement, et resta célibataire.
Ami de Mme Lindequist, photographe officiel de la couronne, il
rencontra Céline dès 1934 et l'hébergea chez lui quand
l'écrivain vint de Londres placer son or à Copenhague.
En 1938, Céline lui offrit et lui dédicaça un exemplaire
hors commerce de Mort à crédit en le remerciant
de son hospitalité. En 1942, Knud Otterstrom reprit la
pharmacie paternelle à Korsor.
Quand Céline arrive au Danemark en
1945, Otterstrom est l'une des premières personnes avec
qui il prend contact. Il habitait Korsor mais se rendait
souvent à Copenhague, où il logeait chez Ella Johansen
ou dans la chambre d'ami de Karen. Il recommande Céline
à Mikkelsen, et fait l'éloge de l'écrivain auprès de
l'avocat.
En 1949, sur un exemplaire de Foudres et flèches, Céline écrira
l'envoi suivant :
" A Mr Knud Otterstrom, de Korsor,
l'un de mes très rares amis du passé qui au cours de ces
cinq dernières années tragiques ne m'ait point sali,
trahi, renié, volé, outragé de mille façons - tout au
contraire s'est montré toujours
admirablement fidèle, bienveillant, courageux, distingué
d'âme et de propos. Ce petit ballet écrit en prison
danoise hélas ! L F Céline "
Le 23 août 1949, Daragnès lui
remettait cent cinquante mille francs pour Céline. Le 30
août 1950, Céline écrira à Monnier :
"
Notre seul ami à Korsor, le pharmacien Knut, attention
un ami de 20 ans (d'il y a vingt ans) ! passe par Paris
du 3 au 8... Il va passer chez Almanzor. Il remontera
tout le disponible que vous pourriez passer à Almanzor !
Je le préviens. En lui j'ai pleine confiance ".
De la
part de Céline, si méfiant après ses mésaventures,
c'était en effet une marque éminente de confiance. Le 10
mars 1951, il passa chez Jules Almansor, qui lui remit
encore de l'argent pour l'exilé.
A Korsor, le souvenir de Knud Otterstrom, qui n'a pas laissé de
descendance, s'est effacé : les pharmaciens occupant son
officine ignorent même son existence, et, évidemment,
tout de Céline.
(Images d'exil, Eric Mazet et Pierre Pécastaing, Du Lérot, 2004).
Albert PARAZ.
"
Quand on lit la correspondance
qu'ils ont échangée pendant tout l'exil de Céline, on
imagine entre eux une solide amitié et une non moins
solide complicité. Pourtant, personne parmi les autres
amis de Céline ne connaissaient Paraz. Beaucoup s'en
méfiait sans la moindre raison, sans doute avec un peu
de jalousie. Le plus curieux est le comportement de
Céline... Il semblait à travers ses propos que cette
amitié l'ait encombrée... Et pendant son séjour à
Menton, il n'a rien fait pour prendre contact avec Paraz
qui était à une quarantaine de kilomètres, cloué sur son
lit.
Il m'a semblé que Ferdinand
ne croyait pas au merveilleux cadeau que constituait le
combat insensé mené par Albert du
fond de son sana. Tant de générosité, tant de violence,
tant d'imprudences mises au service de sa cause lui
paraissaient peut-être suspectes... Il est vrai que
certains amis mettaient Céline en garde... Le docteur
Camus... et même Daragnès qui m'avait dit... " qui
est-ce, ce Paraz ?, et on sentait bien derrière toutes
ses remarques... " Il essaie de se faire de la publicité
sur le nom de Céline... Il se colle à lui pour vendre
ses livres..." Seul Marcel Aymé, qui le connaissait
bien, en parlait avec sympathie.
Moi, j'ai une conviction...
Céline avait une certaine réserve à l'égard de ce preux
dont l'attitude et les actes étaient sans rapport avec
sa propre expérience des hommes. Et là encore, comme
toujours, il était " en quart ". Mais il était trop
clairvoyant, trop tendre aussi pour ne pas être au fond
convaincu de la sincérité de Paraz. Pour ma part,
j'accorde à Paraz un total crédit. Il a été le seul
écrivain avec Marcel Aymé à prendre des risques pour
aider celui qu'il admirait et je ne doute pas de la
profondeur des ses sentiments amicaux.
J'ai tout de suite
sympathisé avec Paraz, fraternel, courageux, insolent,
et si plein de talent. Enfin, un jour, après mille
tentatives, il avait obtenu de ses médecins
l'autorisation de venir à Paris. De la maison où nous
nous trouvions réunis, nous avons vu Paraz apparaître à
la grille de son jardin. Il avançait à très petits pas,
appuyé au bras d'une amie. Son visage rayonnait. Il
était encore très beau malgré la maladie, et quel
sourire de bonheur sur ce visage que la tuberculose
n'avait pas réussi à abîmer. Céline aussi paraissait
heureux. Ils sont restés ensemble tout l'après-midi, il
y a des photos de cette rencontre... Je pense que Paraz
connut ce jour-là un de ses plus grands bonheurs. "
(Pierre
Monnier, Ferdinand furieux, 1979).
***********************
Belge. J'ai connu Céline en
1934, dans un bistrot rue Lepic. On s'est tout de suite
tutoyés avec la même cordialité et le même abandon que
maintenant, il anticipait avec une simplicité
d'extra-lucide quinze ans d'amitié, je précise qu'il
n'avait pas été question de présentations, il me prenait
pour un client quelconque qui vient boire son café en
vitesse. Plus tard, je lui ai donné le manuscrit de
Bitru, il l'a lu et m'a dit : " Va voir le père Denoël,
c'est un Belge ! "
Il me disait c'est un Belge
comme il eût dit c'est un faible, ou un demi-fou, ou un
faisan, ou un pigeon, quelque chose de tout à fait
morphologique et déterminé mais va savoir en quoi ?
C'est un des mots de Céline les plus hermétiques, que je
n'ai pas encore élucidé mais qui, nonobstant, m'a rendu
d'énormes services. Un maître mot, un mot magique :
quand j'avais des discussions avec Denoël je me disais :
t'en fais pas, c'est un belge !
(Le Gala des vaches,
1948).
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Normance.
Louis-Ferdinand Céline vient de publier Normance,
le deuxième volume de Féerie pour une autre fois.
C'est un livre de grand format qui raconte une nuit dans
une maison de Montmartre, pendant un bombardement.
C'était une gageure, comme Céline l'écrit, de supprimer
toute affabulation et de tenir 375 pages pour ce qui a
duré moins longtemps qu'on en met à la lire, surtout
pour Céline qui a le génie du scénario.
Il faut d'abord préciser qu'il est
le plus grand écrivain de notre temps. Cela ne peut
faire de doute pour personne. Nous ne parlons pas
seulement des écrivains français, mais de ceux de tous
les pays. Et de même que Céline était trop loin
au-dessus
du
prix Goncourt, de même il n'aura pas le prix Nobel, bien
qu'un Mauriac, un Faulkner et un Hemingway ne lui
arrivent pas, en montant l'un sur l'autre, à la hauteur
de la semelle. Pour n'en pas convenir, ses ennemis en
sont réduits à se réfugier dans le silence. Ils croient
qu'ils le font exprès. En réalité, ils sont incapables
d'en parler, le sujet les dépasse. Féerie est un
tel chef d'oeuvre que ceux qui l'ont commenté ont été
obligés de sortir de leur médiocrité et de s'élever
jusqu'à leur modèle. (Europe Magazine, 24 mars 1955,
BC n° 163).
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Tel qu'il est. Il me
semble que je vois Céline tel qu'il est, l'homme
montagne, l'auteur géant du Voyage, de Mort à crédit,
de Guignol's band. C'est ainsi que je pense à lui,
c'est à ces énormes créations, d'envergure
rabelaisienne, cette puissance démesurée, ce don de
déchaîner le rire, de créer des types, ne disons pas
encore immortels, mais qui vivent dans la mémoire depuis
1934, après tout ce qui nous a défilé sous les yeux et
sur la tête.
(Le Gala des vaches, 1948).
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Casse-pipe. La
lecture de Casse-pipe est une révélation avec une
puissance de choc comparable à celle de Voyage ou de
Mort à crédit. Il devient inexplicable que les gens
puissent encore adresser à Céline le reproche de
vulgarité ou de recherches des mots grossiers.
Thérive disait à propos du
Gala qu'il faudrait plus tard publier Céline avec
un glossaire. C'est probablement vrai dès maintenant car
Céline a le génie du mot exact, sans se soucier de sa
rareté. Dans Casse-pipe, on sent bien que les
pauvres petites agrégées de philosophie Claude-Edmonde
Magnésy et Simone de Beauvoir ne peuvent rien comprendre
à des expressions comme : " à ma botte 30 dont 15 " ou "
à la nigousse ". Elles ne savent même pas ce que c'est
qu'un bleu ou passer le falot. (...)
Comment ne pas sentir la
puissance ? Où est le secret ? Pas un mot d'argot, pas
un mot cru, pas un mot de trop. Tout est dit. En " rendu
émotif ". En condensé terrible. Resserré comme un vers
de Villon (...) C'est inimitable et surtout fichtre, ça
ne veut rien prouver. Il n'y a pas de philosophie
là-derrière. C'est la vie... On comprend que ça fasse
grincer des dents à plus d'un...
(Albert Paraz,
1949).
Serge PERRAULT.
Vous savez, je ne suis pas l'avocat de Céline. Il se
défend très bien tout seul, ou plutôt c'est son
œuvre
qui le défend. Il le disait d'ailleurs lui-même : " Tout
seul, je suis invincible. " Je souhaiterais seulement le
sortir du " politique ", des contingences sociales. Pour
moi, Céline, c'est la poésie totale. Cela n'empêche pas
qu'il a pu déraper parfois... " Ah ! Céline ! Si vous
saviez tout le mal qu'il m'a fait ", disait-il en
parlant de lui-même.
(...)
C'est ainsi que je me trouve au cours de Blanche d'Alessandri.
Je me rends compte que je suis un piètre élève parmi des
danseurs accomplis, dont Lucette. C'est là que Céline me
voit. Nul doute qu'il ne fut pas ébloui par mes
performances de danseur ! il a certainement dû voir
aussi que j'étais fragile. C'est la danse classique qui
m'a permis de me reconstruire...
C'est un dimanche matin que Mireille Martine, amie de
Lucette, vient lui présenter, ainsi qu'à Céline, son
fiancé : moi ! Son amie Florence nous accompagne
inoubliable souvenir que cette première rencontre dans
l'appartement de la rue Girardon. Céline est heureux,
détendu, et souriant. Lucette prépare le thé et offre
des petits gâteaux. Il appréciait, je crois, notre
compagnie qui le distrayait, ainsi que notre légèreté.
Par la suite, tout aussi intimidé, je ferai la
connaissance de Gen Paul, de Marcel Aymé et de Robert Le
Vigan.
On a parfois reproché à Céline une certaine dureté. En
ce qui me concerne, je me souviens de Louis se rendant
dans le Bas-Meudon pour y soigner (gratuitement) des
personnes âgées avec beaucoup de tact. Il mettait même
un costume pour se
rendre chez elles ! Rien à voir avec le clochard
dépenaillé qu'on voit sur les photos prises à cette
époque. Autre anecdote : lorsqu'il travaillait en
dispensaire, il n'hésitait pas, lorsqu'il faisait grand
froid, à faire entrer les clochards dans la salle
d'attente, et ce, à la fureur du directeur ! Je me
souviens, aussi des propos émouvants d'Elizabeth Craig à
propos des pauvres qu'il voulait aider et surtout ne pas
abandonner.
(...)
Il n'y a pas deux Céline. L'homme et l'œuvre
constituent un tout. Je crois que l'œuvre célinienne
dérange par son prophétisme. Ainsi, il dénonce, bien
avant les écologistes, la pollution des mers. Voyez
Scandale aux abysses. Il se fout des politiciens et
les juge sans indulgence. Céline est dans la lignée du
prophétisme de Michelet : " Je suis né au milieu de la
grande révolution territoriale, et j'aurai vu poindre la
grande Révolution de l'industrie, " nouvelle reine du
monde ", Michelet, comme Céline, voit de plus en plus le
raz-de-marée de la matière. Une matière qui, loin de
s'unir à l'Esprit, l'anéantit... Souvenons-nous du très
jeune Louis, visitant, avec sa grand-mère, l'Exposition
de 1900 à Paris, de l'angoisse l'étreignant à la vue des
monstrueuses machines qui vont écraser les hommes. "
Quand l'homme divinise la matière, il se tue ", dira
Céline. Cet aspect visionnaire ne convient pas aux
seigneurs de l'industrie qui dominent le monde. Vous
connaissez la chanson : " Le poète a dit la vérité, il
doit être exécuté. "
La vérité du monde, on ne la ressent que dans les grands
chefs-d'œuvre picturaux que Céline m'invitait à
regarder. Les Bosch, les Breughel, tous ces grands
peintres allégoriques : La Nef des fous, La Parabole
des aveugles, la folie, la guerre, le démoniaque,
avec Le Monde à l'envers et le Ventre-Roi, tout
ça me ramène à Céline. Je voudrais souligner aussi
l'élan poétique chez Céline. Exilé, il disait : " Loin
du français je meurs ", ce qui me fait songer à ce vers
de Villon : " Je meurs de soif auprès de la fontaine
(...) Dans mon pays suis en terre étrangère. " Il
faudrait aussi évoquer sa grande admiration pour Louise
Labé, pour le génie de Shakespeare, ce Breton
d'Angleterre qui est son frère jumeau. Et son amour de
la Danse qu'il a si bien chantée ! Il est proche de
Rodin qui déclare : " Quand on taille dans le Rêve, tout
est permis. " Tout ça aussi me ramène à Céline... Tout
ce qu'expriment les plus grands artistes, on le trouve
également dans son œuvre. Ainsi, la parole d'un
mystique, Saint-Jean de la Croix : " Que l'âme
s'applique à rechercher sans cesse, non pas ce qu'il y a
de meilleur dans les choses, mais ce qu'il y a de pire.
" C'est à quoi s'applique Céline pour mieux valoriser ce
peu de meilleur qu'on trouve dans les hommes. Je songe
aussi à Simone Weil, autre grande mystique : " La
création : le Bien mis en morceaux et éparpillé à
travers le mal. "
Céline s'est dit communiste, c'est vrai. Communiste
d'âme. C'est une vocation poétique aussi. " Sans poésie,
sans ferveur altruiste brûlante, le communisme n'est
qu'une farce ", a-t-il écrit. Il a cru au socialisme. "
Une armée qui n'apporte pas de révolution avec elle est
foutue. " Il a vite compris que les Allemands étaient de
gros balourds pangermanistes qui ne voulaient pas du
tout d'une révolution esthétique. Céline, moi, je ne le
situe pas sur le plan politique. C'est un poète avant
tout, et
même en politique. Céline s'est mis le monde
entier contre lui. Je pense qu'il l'a fait
instinctivement. Un ami me disait récemment que Céline,
c'est un héros mythologique : Thésée contre le
Minotaure. C'est lui-même qui créé un monstre pour
exercer son art. Ainsi, se coltine-t-il avec la langue
française. Mais ce n'est pas un iconoclaste. Céline
avait des goûts assez classiques : le français est sa
matière première, celle qu'il va transformer et
métamorphoser à l'envi. Lui-même est un écrivain à la
fois classique et révolutionnaire.
Quelques heures avant de disparaître, ayant terminé
Rigodon, il dit à Lucette : " Et maintenant, je vais
l'écrire, ton livre sur la danse. " Il s'agit d'un
hommage à " sa " danseuse et à son professorat. Il
connaît les secrets de son enseignement. Je laisse la
parole à la petite Carolle : " Lucette ! Les cours
!... Par le parfum d'encens qui remplissait la salle, par
la musique, les rythmes... par elle, évoluant devant nous
quand elle réglait les danses... par la grâce, l'harmonie
de ses gestes... par la volupté émanant de tout son être
qui vibrait si musicalement..., moi petite fille de huit
ans, sans être vraiment consciente, je découvrais la
sensualité et la magie du lieu... (...) Plus tard, après
des années de danse chez elle, je réalisai pleinement le
don magique qu'elle m'avait fait... Lucette était une
magicienne. "
Importante confession de sa jeune élève. Céline a
observé par quel travail, par quelle qualité de son
enseignement, Lucette " la magicienne " a rendu
performant le corps de la petite Carolle : un corps
fluide, libéré de tous les blocages, un corps totalement
vivant, prêt à se mouvoir, à s'émouvoir dans la danse.
Il nous aurait parlé de tout ça dans son bouquin : un
poème sublime. Des pages exaltant la magie de la danse
classique, de cela je ne doute pas. Je connais
suffisamment Céline en ce domaine : " Pas d'idéalisation
de la femme sans danse classique ", écrivait-il à
Nimier. Son enthousiasme dans Bagatelles pour la
jambe de la danseuse classique, sans nier dans son
esprit la beauté, la richesse des autres formes de
danse... il veut exprimer son goût particulier pour le
corps de la " ballerine ". Un corps remodelé par la
pratique d'exercices mille et mille fois répétés. Cette
jambe, galbée par la danse classique, l'émeut
particulièrement... "
(Rencontre avec Serge Perrault,
par Marc Laudelout, BC n°271, janvier 2006).
ANDRÉ
PULICANI
J'ai
fait la connaissance de Céline à Montmartre, dans
l'atelier de Gen Paul, peu de temps après la fracassante
parution du Voyage. Aucun écrivain, depuis lors,
c'est-à-dire depuis plus de trente ans, n'a davantage
occupé ma pensée.
Si nous sommes devenus des amis, attachés l'un à l'autre par une amitié
désintéressée et une affectueuse estime, nos premiers
contacts ne furent pas faciles. Je crois bien que chez
Ferdinand, à peu près tout me heurta lors de nos
premières rencontres. Certaines de ses attitudes,
certains de ses propos me paraissaient si outranciers
que je ne décelai pas tout de suite la profonde, la
totale sincérité de l'homme. Je m'élevai même un jour
avec vivacité contre ce que je considérais comme des
séquelles périmées du trop facile esprit anti-bourgeois
des libertaires. Outrancier à mon tour, j'allai
jusqu'à lui dire que, dans une république bien comprise,
les gens pernicieux de sa sorte devraient tout bonnement
être passés par les armes.
Avec Céline, de tels propos ne tournaient jamais à la
dispute. Il me regarda de son œil
pénétrant et malicieux. Ma franchise l'avait touché. Ce
fut le commencement d'une amitié qui ne s'est jamais
démentie, la plus précieuse parmi celles qui ont enrichi
ma vie.
En écrivant cela, je me sens encore baigné par son profond, par son
insondable regard bleu, ce regard extraordinaire qu'on
ne pouvait plus oublier quand on l'avait vu une fois.
Souvent, près de lui, j'ai pensé à ce propos de Carrel,
que je cite de mémoire : " Lorsqu'on a, une fois dans sa
vie, rencontré la beauté morale, on ne l'oublie plus
jamais. "
L'honnêteté fondamentale de Céline, sa bonté, sa bonté dépouillée, nue,
sa beauté morale enfin, tout cela se lisait dans les
eaux calmes et profondes de ses magnifiques yeux bleus,
où veillait toujours la lueur pénétrante de sa lumineuse
intelligence. Ferdinand n'avait pas " enterré " ma
diatribe et, plus tard, quand il m'envoya un exemplaire
de Mort à crédit, je pus lire, amusé, une
dédicace qui se terminait par ces mots : " Son fusillé
affectueux, L.-F. Céline. "
L'atelier de Gen Paul, le banc Junot : Paradis perdus.
C'est toujours un régal, régal double d'ailleurs, car Gen Paul donnait
parfois son avis, toujours truculent, toujours juste,
tantôt à propos d'un mot d'argot, tantôt à propos d'une
invective ou d'une expression populaire.
Beaucoup de gens ont été, comme moi au début, déroutés par le
comportement de l'homme et de l'écrivain. Combien,
hélas, sont demeurés sur leur première impression. Ils
ont " classé " définitivement l'homme de lettres dans la
catégorie des forcenés négligeables. J'ai souvent pensé
à la parole de Talleyrand : " Tout ce qui est exagéré
est insignifiant. " Les boutades, pourtant, ne sont
jamais que des boutades.
C'est en forçant la note, c'est en exagérant superbement
que Céline, au contraire, virilisant les mots, fait
éclater sa pensée
fulgurante.
" Le docteur Destouches " serait un beau titre de roman et la place qu'y
occuperait le médecin ne serait ni médiocre, ni banale.
- Le docteur des pauvres était un vrai docteur, non un
amateur. - J'ai pénétré dans l'intimité du praticien
quand il a soigné mes enfants et, plus tard, au milieu
de ses malades, au dispensaire de Clichy... Une
patience, une bonté, une gentillesse infinies, jamais
découragées. Ceux qui jugent Céline uniquement d'après
la véhémence de ses pamphlets ne peuvent imaginer
l'homme de qualité, le seigneur qu'il était,
parfaitement simple et parfaitement bon.
A l'époque où les pamphlets de Béraud avaient fait tant
de bruit, Céline me demanda, avec un accent de sincérité
qui me bouleversa : " Crois-tu que j'atteins à la
vigueur d'Henri Béraud ? " Je ne puis m'empêcher de
sourire au souvenir de tant de naïve modestie. J'avais
toujours aimé Béraud mais pouvait-il être comparé au
géant de nos Lettres contemporaines ? La question que me
posa Céline ce jour-là me remplit encore aujourd'hui
d'une ineffable satisfaction, parce qu'elle est le
témoignage de son absolue humilité.
[...]
Il y avait toujours du monde chez Gen Paul. Les habitués
dont j'ai gardé le souvenir le plus vif étaient : Marcel
Aymé, René Fauchois, Le Vigan, Chervin, André Villebœuf
et, quelquefois, le professeur Alex. Ce dernier était
d'une éloquence étonnante qui coulait comme un flot
régulier, sans remous. L'homme ne trébuchait jamais sur
un mot et le mot employé était toujours juste. Un jour
qu'il nous faisait, avec son habituelle aisance, une
véritable conférence sur le racisme et l'antiracisme,
Ferdinand qui, comme nous, l'écoutait sans ennui,
l'interrompit pour poser une question, puis il prit la
parole. Je devrais plutôt dire qu'il se déchaîna. Ce fut
un beau spectacle : Un torrent verbal déferla sur nous
tous, nous emportant, nous roulant, eau claire et
cailloux mêlés et nous laissant, en fin de course, le
souffle coupé, sans réplique et sans que nous ayons eu
le temps de reprendre nos esprits.
Envoûtés, nous étions. C'est dans ces moments-là, comme dans certaines de
ses pages écrites, que Ferdinand prenait sa véritable
stature : la plus haute.
Je
l'ai constaté vingt fois : quel que fut le groupe où se
trouvait Céline, il était vite tout seul. On ne voyait
bientôt plus que lui, on n'écoutait plus que lui.
Quelquefois Le Vigan nous lisait, de sa voix chaude et
sonore, des pages anciennes ou nouvelles. Puis ce fut
1937, la loi rooseveltienne " Cash and carry " qui,
passée presque inaperçue, contenait déjà, en puissance,
la guerre. Céline le comprit immédiatement.
1938 - Munich et la terrible prophétie de Céline : " L'Angleterre a
composé parce qu'elle n'est pas, psychologiquement et
économiquement, prête. Dans un an, vous m'en direz de
fraîches nouvelles ! "
Hélas ! Hélas ! La France se " saoulait à l'eau de la Marne ". Aussi,
n'hésita-t-elle pas à donner, avec l'Angleterre, le coup
d'envoi qui devait déchaîner le cataclysme tant redouté
par Ferdinand, tant dénoncé par lui.
La guerre était donc là. Je puis affirmer que Céline
était bien trop fier, bien trop patriote 1914, pour
entrer dans une quelconque collaboration avec les
Allemands. Tout ce qu'on a raconté à ce sujet est
sottise ou pure méchanceté.
" C'était sous Blum, disait-il en 1941, qu'il fallait crier " Vive
l'Allemagne ", à présent c'est de la table d'hôte. "
Céline ne se gênait pas pour dire ce qu'il pensait des
Allemands ; il a été un des rares à oser proclamer que
l'entrée en guerre de l'Amérique avec la colossale
puissance industrielle qu'elle allait jeter dans la
balance, sonnait le glas des espérances militaires
allemandes.
Cela n'empêchait pas les crétins de tout poil et, selon son expression "
les pauvres d'esprit de Londres à l'abri derrière leurs
micros ", de le proclamer collaborateur et de le
condamner à mort, armant ainsi le bras d'autres pauvres
d'esprit, patriotes à retardement, qui ne pensaient sans
nul doute qu'à l'abattre à la première occasion.
A plusieurs reprises la radio de Londres avait rappelé la sentence de
mort prononcée par la Résistance à l'égard de Ferdinand.
Je nous vois encore, déjeunant ensemble à la
Brasserie Junot. Nous étions au bord de la grande
baie vitrée et les passants nous dévisageaient tout à
loisir. Nous étions une cible admirable et les assassins
n'auraient pas couru de grands risques.
-
Pourquoi t'exposer avec lui ? me disaient mes amis.
Je ne me serais effacé pour rien au monde. Un scrupule, une pudeur
m'empêchaient même de le mettre en garde par peur de lui
donner des craintes ou de lui faire croire que je ne
pensais qu'aux miennes.
Le péril du moment mis à part, n'avait-il pas été, de tout temps, un Ami
dangereux, un Ami compromettant ? Soyez remercié
Lucette, vous qui ne l'avait jamais quitté. Je me
souviens de cette pauvre cabane des environs de Korsor
où j'avais eu la joie de vous revoir tous deux et la
tristesse de vous trouver dans un dénuement terrible.
J'ai été assez heureux, à ce moment, pour trouver le moyen de les faire
secourir par des amis danois, suédois et anglais. Pressé
par la remise en route de mes affaires, j'avais un peu
perdu de vue les recommandations de Ferdinand concernant
le remboursement de ce qu'il considérait comme une
dette. J'avais laissé traîner les choses. Mon ami me les
rappelait avec insistance en me demandant de lui
indiquer les adresses qui lui permettraient de
s'acquitter progressivement, sur ses droits d'auteur.
Il n'eut de cesse que je lui aie donné satisfaction. Il ne me laissa en
paix que lorsque tout fut réglé. Bien des auteurs ont
recherché, en vain, la filiation littéraire et
spirituelle de Céline.
Il est seul, tout seul.
Personne, dans le passé, n'a écrit comme lui.
Et, contrairement à ce qu'ont prétendu certains, il n'a pu faire école. Il
est inimitable. Le génie ne s'hérite ni ne se transmet.
Faites une expérience : interrompez la lecture du Voyage ou de
Mort à crédit et essayez de lire votre romancier
préféré. Il vous faudra plusieurs pages de lecture pour
vous dégager de l'emprise de Céline.
Encore ne parviendrez-vous pas, le jour même, à retrouver un peu de
saveur et de couleur à votre auteur de prédilection.
(André Pulicani, Chez Gen Paul à Montmartre, Les Cahiers de L'Herne,
1972, p. 223).
LUCIEN REBATET.
- Avec
tout ce que tu as à dire encore, voyons ! Que personne
d'autre que toi ne peut dire !
- Non, non ! Plus rien. Terminé avec la chansonnette !
Retraité ! Voilà. Ce que je veux, c'est une retraite.
Quarante, cinquante mille par mois. Je demande pas
davantage. La retraite. Je sors pas de là.
Cette malice ! Il était déjà en train de ahaner sur D'un château
l'autre ! Je me gardais bien d'ailleurs de le croire
sur parole ; toujours ses prudences, ses lacets. Mais
son délabrement physique m'apitoyait terriblement. Le
retour du Bas-Meudon fut mélancolique.
Au printemps suivant, le renouveau de verve D'un
château l'autre était une excellente surprise.
Rassuré, se sentant toléré, Céline regrimpait la côte,
et d'un pas gaillard. Je lui fis un bon papier. Il m'en
remercia, le vieux frère, presque
hyperboliquement. Il était surtout heureux que je me
fusse expliqué franchement sur la campagne écervelée de
deux ou trois de mes amis, qui pour trente mots d'une
interview dans L'Express, vitupéraient la
trahison de Céline. Comme s'il avait été un doctrinaire,
comme s'il avait appartenu à un bord quelconque, joué un
seul moment les chefs, les entraîneurs. Qu'était-il donc
au fait ? Un anarchiste ? Le mot est un truisme bien
vulgaire pour ce conservateur, perpétuellement clochard
dans sa propre vie, mais imbu d'ordre civique, de santé
sociale. Non. Un poète, qui eut la bravoure de prêter sa
voix d'Apocalypse à nos plus justes mais nos plus
dangereuses colères. Et pour toutes les choses
supérieures, un homme de bon sens, ce grand bon sens
dont parle Baudelaire, " qui marche devant le sage comme
une colonne lumineuse à travers le désert de l'histoire.
"
Nord m'avait enthousiasmé. Le son même des
monologues de Sigmaringen. Je me promettais d'aller le
lui dire, de semaine en semaine. Et puis Robert Poulet
au téléphone : " Bardamu, Céline. Mort, hier. C'est
rigoureusement secret. Mais vous, vous avez le droit de
le savoir. "
Le lendemain, presque à la tête de son cercueil posé de guingois, ses
canadiennes loqueteuses des exodes et des prisons
pendaient encore à une patère.
- Malade comme il était, m'a dit Lucette, et si pressé
de finir son livre, il se battait encore pendant une
journée entière pour trouver un mot, le mot qu'il
voulait.
Nous n'étions pas trente pour l'accompagner au
cimetière. Le curé de la paroisse lui avait refusé son
eau bénite. Tous les honneurs ! Il pleuvait. Un
enterrement incomparable, celui que méritait Céline. De
même qu'un artiste, qu'un voyant de sa taille ne pouvait
pas avoir une autre vie dans un temps et un pays
prostitués.
J'ai rencontré, fréquenté depuis trente ans les écrivains par centaines.
Je n'en ai connu à ce jour qu'un seul dont je fusse sûr
qu'il était génial.
(Lucien Rebatet, Cahiers de l'Herne, Poche-Club, 1968, p.49).
POL VANDROMME.
L' ARLETTY de CELINE : la femme-fée.
A l'époque où l'on fusillait le dimanche, les manuscrits
de Céline valsaient à la poubelle. Les mains fureteuses
qui trifouillaient dans les tiroirs ne s'encombraient
d'aucun discernement.
Tout,
tout à l'égout, pour assainir l'atmosphère. Le révérend
père, qui en ce temps-là censurait la littérature pour
le confort des lecteurs de La Libre Belgique, se
réjouissait de cette épuration. Céline pue, répétait-il.
Qu'on chasse donc cette puanteur. On la chassait, et le
moraliste intégriste s'en trouvait bien.
Aujourd'hui, quelques pages de Céline valent une
fortune. C'est la revanche de la littérature sur le
conformisme. A la longue le talent a le dernier mot. Il
lui suffit de prendre le mal en patience et d'attendre
que la bêtise se lasse.
De
la masse des feuillets jetés au ruisseau, quelques-uns
ont été sauvés. Ce n'est hélas ! qu'une très petite part
- juste de quoi nous donner une idée des trésors
littéraires ainsi engloutis. Lisez le peu qui reste du
vaste Casse-pipe : c'est assez pour nourrir votre
plaisir (surtout si les gros mots du corps de garde vous
enchantent) et aussi votre rage.
Lorsque
le hasard et la conjuration amicale se mettent de la
partie, il arrive que des surprises heureuses nous
soient réservées. En voici une, on vient de retrouver un
scénario que l'on croyait perdu, Arletty, jeune fille
dauphinoise, et on nous l'offre sur beau papier,
avec un minutieux appareil critique.
Nous ne disons pas que ce bavardage révolutionne la
connaissance de Céline. C'est un brouillon, à peine
poussé. Mais cette esquisse porte le grand petit rôle
que Céline destinait à la comédienne la plus proche de
sa manière et de sa nature.
On ne s'étonnera pas qu'il s'agisse d'un rôle de
complicité. L'ironie y a sa place, avec son accent
faubourien : le ballet populiste et les pointes de la
rigolade du Ferdinand qui met Les Musiciens du ciel
à la sauce d'Hôtel du Nord. Une gaîté flotte sur
le grotesque. C'est là une façon sûre de titiller
Arletty.
Il y en a une autre, plus personnelle et plus efficace
encore : les points de repère sur les paysages de passe.
L'Afrique et l'Amérique du Voyage font des signes, et on
leur rend tout de suite leur salut. Nous sommes en
connaisseurs dans une contrée familière. Un air de
rengaine file la romance à Courbevoie. Cette petite
musique évangélise le monde à sa façon. Céline sait à
qui il parle : à une mémoire et à son cœur
fidèle. Il règne sur des mots de ralliement et il
renouvelle son pacte d'initiateur avec son initiée. Tel
est, en écho, le secret de cette plaquette.
Arletty a deux voix, et Céline les tente l'une après
l'autre. La première vient des berges du canal
Saint-Martin ; c'est la misère d'ici avec son éclat de
rire, l'élan du titi Prévert dans la brume de Carné : "
Atmosphère, atmosphère, est-ce que j'ai une gueule
d'atmosphère ? " La seconde remonte à l'origine du
temps, jusqu'au premier théâtre de plein air avec la
foule des mimes, des funambules, des cabotins, des
chapardeurs et des escarpes ; c'est le bonheur de là-bas
et le songe de la vie, la roucoulade du sorcier Prévert
dans le fantastique de Carné : " On m'appelle Garance ".
L'enfer au jour le jour ; le paradis à la nuit la nuit :
Arletty est partout chez elle, là où le climat tempéré
ne bat pas sa mesure.
Céline
a compris qu'elle était la maîtresse de sa danse (aussi
bien de sa danse des bouts de phrases que de sa danse de
la vie), la femme-fée, la féerie même. La féerie qui
fait bondir l'argot et qui le lance à la volée. La
féerie qui caresse la peau douce et qui implore comme
une grâce le vertige maîtrisé du moi hypersensible. La
féerie sédentaire à ras du sol, le bavardage
pittoresque, et la féerie vagabonde, pour les
itinéraires d'ailleurs, la tendresse au creux de la
magie.
Entre l'Arletty roublarde, qui ricane et qui chantonne
en trimardeuse - pute de la verve chansonnière - et
l'Arletty, qui enjolive les mots sur le velours de ses
lèvres et qui poétise l'artifice-prêtresse du boulevard
aboli comme des cieux à venir - Céline ne choisit pas
parce qu'il refuse de se priver . Autour d'elle, il
organise son ballet de la séduction , en futé, en
chercheur d'ondes, en cajoleur de croupes, en orfèvre et
en raffiné.
Celle-là, Ferdinand, elle est pas conne. "
(Lettres
vives, éd. Paul Legrain, 1985).
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